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1 février 2024 4 01 /02 /février /2024 14:47

Les archives des demandeurs d'asile de l'OFPRA, à Fontenay-sous-bois. L'histoire de cet essai commence par leur découverte physique. Quinze boîtes pour les arméniens, douze mille documents. En comparaison, l'Ofpra compte deux-cent-seize boîtes pour les exilés russes. Anouche Kunth mesure, d'abord, les lourdes pertes archivistiques de cette communauté. Le peu d'archives qui reste témoigne de la tragédie subie par le peuple arménien. Douze mille documents lacunaires, rédigés dans une langue administrative sans âme, par des fonctionnaires de différents états traversés par les arméniens en fuite et non par les rescapés eux-mêmes. Il faut donc apprendre à lire entre les lignes, reclasser, recomposer, déchiffrer. Individuelles, ces archives sont le point de rencontre de chaque un avec l'histoire. Celle que l'on voudrait énoncer en majuscule, mais qui ne s'exhibe que dénuée de toute humanité. De cette histoire-là, on connaît le récit. Reste celui des victimes à écrire. Un travail titanesque. Il faut construire des séries, tenter de tirer quelque chose du peu, du rien, de l'égaré, du perdu. Sentir sous ses doigts le poids du papier, les différences de grammage qui donnent parfois à comprendre une différence de traitement. Il faut affronter ce face à face avec les visages photographiés par l'administration, affronter les regards des pièces d'identité qui gomment la personne pour répéter leur code ad nauseam, sans parvenir pourtant à effacer complètement la lueur d'un éclat de conscience au bord de l'effacement programmé.

Le titre du livre d'Anouche Kunth vient, dirait-on, d'une note prise en regardant justement ces photos, plus particulièrement celle d'une femme disparue, «orpheline, au bord de l'effacement». Des orphelins, l'essai en croise par dizaines. Que sont-ils devenus ? Il faut pister leurs traces, mais comment le faire quand on ne dispose que du chétif dispositif normatif qui en a consigné l'écume ?

 

Après 1920, on a assisté à un processus de disséminations migratoires du peuple arménien qui, partout dans le monde, cherchait refuge. Mais par quel bout saisir ses itinéraires ? Par le métier parfois, ces métiers qu'ils ont appris pour pouvoir les exercer partout justement, ceux de la chaussure, du textile. Mais la trame se brise vite. Achoppe. Il y a toujours un «mais» dans cette histoire, un empêchement, une inconnue, un trou. Il faut alors sauver un mot, une bribe, étudier les mentions des certificats quand les filiations sont détruites, chercher comment les reconstruire à partir des notes manuscrites rajoutées sur le pourtour des feuillets, celles qui consignent en particulier les lieux de passage : Constantinople, Smyrne, Beyrouth, Marseille. Et voir d'un coup la carte de l'ex-empire français réapparaître. Les arméniens ont quitté des mondes chancelants. Comme l'écrit Anouche Kunth, ils vivaient à la lisière d'empires ravagés : la Turquie ottomane, la Russie, la Perse. Et ont subi la folie destructrice des ces empires qui crurent se sauver de leur propre ruine en les détruisant presque jusqu'au dernier.

Saisissant, de ce point de vue, le diagramme des naissances arméniennes en terre d'Arménie, de 1852 à 1940, jusqu'au 0 naissance dans le pays d'origine signant cette déflagration.

 

Les archives de l'Ofpra sont les traces d'êtres martyrisés aux filiations souvent rompues, aux identités indécises : tel cousin devenu frère pour réussir à franchir la mer, tel enfant abandonné sur le bord d'une route sauvé par une famille qui lui donna son nom, sans parler de ces parentèles brusquement éclatées dans le fracas de l'horreur. Ainsi de celle que l'historienne recompose, sinon répare, en suivant sa trace de carton en carton, dispersée entre les boîtes 2,7,8,12 et 13.

Identités déguisées, recomposées au gré des opportunités, pour obtenir « l'abri précaire » d'un certificat. La structure de l'ouvrage est morcelée : le fil est trop souvent rompu. Il faut reprendre, autrement, ailleurs. Rajouter l'horreur à l'horreur, celle des morts différées par exemple : l'exil n'est jamais un salut, et trouver la force de passer outre le disparate des dernières boîtes, remplies de photos, de lettres, de cassures, orphelines. Ou l'émotion, qui pourtant a guidé semble-t-il de bout en bout ce travail : au bord de l'effacement, c'est là où s'est tenue précisément Anouche Kunth.

 

 

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Anouche Kunth, Au bord de l'effacement, Sur les pas d'exilés arméniens dans l'entre-deux guerres, éd. La Découverte, coll/ A la source, août 2023, 270 pages, ean : 9782348057908. Lu sur épreuves non corrigées.

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14 novembre 2023 2 14 /11 /novembre /2023 11:18

La cabine, c'est le mobilier central de la pièce qui se joue en ce moment au studio théâtre d'Alfortville. Comment dire son univers dans l'après-coup de sa disparition ? Que faut-il y voir ? Quelle pratique et au delà, quel corps social induisait-elle, qui ne serait plus de ce monde ?

 

Les premières cabines téléphoniques semblent être apparues en France de manière publique le 15 août 1881, exhibées comme un spectacle du futur urbain à l'Exposition Internationale d’Électricité de Paris. Trente téléphones en démonstration, encastrés dans des guérites de bois capitonnées. Une attraction. Les journalistes, raconte Cécile Ducourtieux dans un article au journal Le Monde du 23 mai 2009, rappelant les propos de Frédéric Nibart, ancien cadre de France Télécom, passant sa retraite à écrire sur la ville d'Angers dont une histoire du téléphone pas complètement fiable, la comparèrent à un confessionnal. Car avant cette exposition il semble qu'il ait existé des téléphones publics dès 1879, comme le poste Ader, un téléphone mural destiné aux personnels militaires, politiques ou administratifs.

Les chercheurs hésitent encore sur la datation de la première cabine téléphonique installée en milieu urbain : 1884 pour certains, à Reims, où neuf d'entre elles furent installées, mais la plupart dans des bureaux de poste ou des relais de transport. Pour d'autres, la première vraie cabine publique installée dans une rue daterait de 1882, et elle l'aurait été à Rouen. Toujours est-il que fin 1884, le réseau gagna Paris et certaines grandes villes de province, et qu'en 1885, Paris comptait trente cabines. Mais à vrai dire, le téléphone «balbutiera» en France jusqu'à la guerre de 14-18, les courbes d'installation (voir liens plus bas) illustrant la défiance française à l'égard de cette invention, contrairement aux États-Unis où leur nombre explosa dès 1877. La France, elle, faisait face aux réticences des pouvoirs publics devant un mode de communication entre particuliers jugé difficilement contrôlable...

Les premières cabines fermées et entièrement vitrées, dites «de Paris», du type de celle qui est présentée au théâtre studio, n'apparaîtront qu'en 1975 ! Et ce n'est qu'en 1980 qu'on pourra se débarrasser de sa monnaie pour utiliser, comme dans la pièce Allosaurus, la carte à puce.

En 1997, le réseau des «Publiphones» atteindra son apogée, avec 250 000 cabines installées, faisant du parc français le plus dense d'Europe. Et à partir de 1997, son histoire sera celle d'un long crépuscule.

 

Mais revenons à ces premières réactions : un confessionnal ?

L'invention de la cabine téléphonique, à la fin du XIXe siècle, peut sans doute se lire dans le prolongement de l'invention de l'isoloir, à l'âge d'or du confessionnal.

 

Le confessionnal, lieu du pardon...

La confession était restée un acte public jusqu'au VIème siècle, un acte prudent, réservé aux seules fautes «graves». Pour les autres péchés, y compris les péchés capitaux comme celui de gourmandise, chacun faisait en conscience comme il pouvait, les confiant à l'oreille bienveillante de son directeur de conscience par exemple. La tradition veut que ce soit saint Charles Borromée qui inventa le confessionnal dans sa forme d’isoloir clos, après le concile de Trente, en 1545. Notez que ce dispositif disparut avec le Concile de Vatican II (1962-1965), pour privilégier la confession en face-à-face, laissant tout de même la liberté aux ouailles de se cacher dans l'isoloir si elles en éprouvaient le besoin, ce qu'elles firent jusque tardivement.

Néanmoins, le confessionnal connut son âge d'or dans la seconde moitié du XIXe siècle, à peu près à l'époque de l'invention de la cabine téléphonique !

Gil Blas, quotidien de la presse française écrite, (1879-1940), passa son temps à chroniquer le sujet, mettant en avant l'ambiguïté de la «scène de confessionnal». Des milliers d'articles de presse parurent sur ce même thème ! Qu'est-ce qui se jouait donc dans cet objet qui résistait au regard et où se livraient les plus troublants secrets ?

Aux yeux des chercheurs qui ont travaillé sur la question, ce qui s'exprimait là, symboliquement, c'était le «double mouvement des regards» de et sur la société civile : d'une part l'évolution des mœurs cherchait à mettre à l'abri des pans entiers de la vie de l’individu, et d'autre part, les institutions de l'état perfectionnaient les procédures permettant de faire du regard sur l’individu un instrument de pouvoir. Au cœur de ce double mouvement, la question du secret dans l'espace public : qu'est-ce qui pouvait être caché ? Qu'est-ce qui pouvait être vu ?

D'un côté on affirmait le droit à la vie privée, ainsi naquit le secret professionnel (celui de la confession, celui des médecins, des avocats, etc.). De l'autre, les techniques d'observation s'affinaient, identifiant de plus en plus précisément les individus et les groupes sociaux -naissance de la sociologie, montée en puissance de la description littéraire, du journal intime, de la chronique mondaine, des procédures d’identification judiciaire...

Dans cet affrontement, on le comprend, le confessionnal ne pouvait qu'attirer, voire attiser les regards...

A la croisée du dedans et du dehors, le confessionnal ne resta pas une pratique exclusivement confessionnelle. Il devint une sorte de refuge des sans aveux, des sans domicile fixe, et de toute une faune à la dérive. On y déposa même les enfants qu’on abandonnait. C’est cette ambivalence qui attira l’attention des journalistes et forgea l'imaginaire sociétal du confessionnal.

Or derrière ce double mouvement du regard indiqué plus haut, se dessinait une défiance à l'égard de la société civile, qu'on soupçonnait de n'être pas autonome et livrée à toutes les influences, incapable d'autonomie, spirituelle, culturelle, politique, etc.

C'est cette défiance qui fut mise en avant dès 1875, autour de la question du secret du vote. L'historienne Hélène Dang conclut de ses travaux que l’imaginaire du confessionnal joua un rôle important dans la perception de l’isoloir, «cabanon électoral» ou «confessionnal laïque» pour ses détracteurs. Les parlementaires, dans leurs débats à l'Assemblée, ne cessèrent d'identifier l'isoloir au confessionnal. Et ce, jusqu'en 1913, lors de la réforme du code électoral ! Les défenseurs de l’isoloir, eux, mettaient en avant la même raison : les pressions subies à l'extérieur, engendrant la nécessité de protéger le secret du vote : Dans l’isoloir, «l’électeur aura le droit de se confesser tout seul avec sa conscience» (Hélène Dang). L'isoloir, comme le confessionnal, devenaient le lieu de la conscience réflexive pour les uns, des «machineries destinées à détruire cette conscience» pour les autres (dont Michelet).

 

Qu'en est-il de la conscience réflexive dans le dispositif de la cabine téléphonique, lieu d'une parole privée dans l'espace public ? Comment la dévisager depuis l'aujourd'hui où espace public et espace privé se confondent de plus en plus ? Doit-on vraiment la voir comme un sanctuaire de l'intimité ? Que faire de l'hospitalité de ce lieu, visible, mais indéchiffrable ?

Dans cette boîte en verre offerte au regard de tous, parvenait-on vraiment à se retrouver seul face à soi et à l'autre, au bout du fil, tout en demeurant au cœur même de l'agitation urbaine ? Était-elle vraiment un lieu où l’on pouvait parler librement, sans crainte d’être entendu par des oreilles indiscrètes. Que pouvait-on y partager ? Des secrets, des peines, des joies ?

La cabine téléphonique a-t-elle aussi été un lieu de pardon ? Combien de fois a-t-on composé un numéro dans l’espoir de réparer une erreur, de demander pardon, de renouer un lien brisé ? Était-elle un pont entre les cœurs, un lieu de réconciliation ?

 

#joeljegouzo #theatre @theatre_studio_94 @fouic_theatre @jeanchristophedolle @yanndemonterno @clotildemorgieve @pascalzelcer

#cabinetelephonique #isoloir #confessionnal #histoiredefrance #19emesiecle #vote #ptt #publiphone #taxiphone #telephonepublic #telephoneautomatique #publiphone #ouailles #secretprofessionnel #pardon #intimité #rideau

 

Allosaurus [même rue même cabine]

Théâtre studio Alfortville

16 rue Marcelin Berthelot

Réservations : 01 43 76 86 56

7 novembre > 2 décembre 2023, 20h30 du mardi au samedi

Durée du spectacle : 1h25


 

Textes : Jean-Christophe Dollé

Distribution : Yann de Monterno, Clotilde Morgieve, Jean-Christophe Dollé et Noé́ Dollé

Scénographie et costumes : Marie Hervé

Lumières : Simon Demeslay

Son : Soizic Tietto

Musique : Jean-Christophe Dollé et Noé Dollé

 

Pour aller plus loin :

Cécile Ducourtieux :

https://www.lemonde.fr/economie/article/2009/05/23/en-1881-la-premiere-cabine-etait-comparee-a-un-confessionnal_1197072_3234.html

 

Histoire de courbe La publiphonie en France, Hélène Dang Vu, Antoine Mazzoni, revue Flux, printemps 2007/2 (n° 68), éd. Métropolis, Issn 1154-2721.

Les mystères du confessionnal ? Confesseurs et pénitent(e)s sous l'œil de la presse (1850-1910), Caroline Muller : https://doi.org/10.4000/aes.4074

Alain Corbin, «Coulisses», dans Histoire de la vie privée, sous la direction de Philippe Ariès et Georges Duby, Points Seuil.

Octave Mirbeau, La grève des électeurs, article au Figaro, 28 novembre 1888, contre le leurre qu'est, pour lui, le suffrage universel dans le système républicain.

 

Crédit photographique :

L'alcôve et le confessionnal / Jules Rouquette 1887 source Gallica BNF.

Intérieur d'un bureau de vote : les isoloirs, Agence Meurisse, 1919 - source : Gallica BnF.
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6 novembre 2023 1 06 /11 /novembre /2023 09:55

Celles de la France bien sûr, depuis le XVème siècle. Et bien évidemment, une histoire «survolée», malgré les mille pages de ce recueil d'essais. Survolée mais non superficielle, entendez que le collectif rassemblé a tenté d'y jeter les bases d'un renouvellement historiographique, en empruntant à Marc Bloch sa méthode, à rebours, pour démarrer par les conséquences de ces colonisations sur notre quotidien d'aujourd'hui.

Les inégalités économiques, le racisme, etc., autant de legs d'une structure qui aura charpenté notre histoire, économique, politique, culturelle et dont la multiplication des approches, historienne, littéraire, ethnologique, sociologique, philosophique, linguistique, etc., permet, seule, de rendre compte.

L'enjeu de cette recherche n'est en effet pas simplement d'en débusquer les traces dans notre aujourd'hui, de la description des restes du port négrier de Bordeaux à ceux de la ville impériale de Cherbourg, en passant par ces stigmates déposés dans notre langue, de «bougnoul» à «kiffer», mais d'en révéler le présent, à travers par exemple le scandale du chlordécone aux Antilles.

Le recueil s'ouvre du reste avec force sur cette mémoire photographique du 17 octobre 1961, exposant le graffiti du quai de Seine : «Ici on tue les algériens»...

Une histoire qui pose ainsi une question simple, toujours d'actualité : comment l'histoire des ponts (celui de Doumer en Indochine par exemple), et des écoles, a-t-elle pu nous absoudre de toutes les atrocités commises ? Travail forcé, massacres, pillage des ressources naturelles, déculturation, le fait colonial n'en finit pas de fracturer notre société.

Cet essai tente donc de saisir le fait colonial sous tous ces angles, ouvrant largement ses pages aux études et récits des colonisés pour nous aider à voir cet objet des deux côtés.

Ouvrage décisif donc, pas seulement parce qu'il comble les manques, sinon les manquements, mais parce qu'il offre enfin la possibilité de réécrire une Histoire de France inscrite dans le monde et dans son vrai parcours.

Rappelons à ce propos que jusqu'au XXème siècle, la colonisation était envisagée comme un fait extérieur, sinon étranger à l'Histoire de France. Aujourd'hui encore, entré tardivement dans les manuels scolaires des lycées comme un épisode et non la structure même de l'Histoire de France depuis quelques cinq siècles, il reste étranger au collège. Or, comment comprendre l'Histoire de France sans appréhender celle de ses colonisations, sans lesquelles la France ne serait pas ce qu'elle est ?

Exclue de nos mémoires, la colonisation par exemple n'apparaît en 1992, dans l'immense travail sur notre histoire culturelle dirigé par Pierre Nora, Les Lieux de mémoire, que dans une seule contribution, sur 130 ! Et encore, une contribution autour d'un événement parisien circonscrit dans le temps, celui de l'exposition coloniale de Paris en 1931... Comme si cette histoire n'avait pas imprégné totalement l'Histoire de France depuis cinq siècles ! Comme si cette histoire n'avait pas imprégné nos mentalités, notre culture, notre économie, notre politique....

Fort heureusement, l'historiographie de ces dernières années en a fait l'enjeu majeur des avancées des disciplines des sciences sociales, conduisant à rebâtir la démarche historienne autour de cet objet, renouvelant au passage tout le champ disciplinaire des sciences sociales.

 

 

#jJ #joeljegouzo #histoire #colonisation #editionsduseuil #seuil @pierresingaravelou #cnrs #colonies #racisme

 

Colonisations, Notre Histoire, sous la direction de Pierre Singaravélou, éditions du Seuil, septembre 2023, 944 pages, 35 euros, ean : 9782021494150.

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20 octobre 2023 5 20 /10 /octobre /2023 10:28

«Brisons les murs : nos lieux de vie sont des lieux de lutte». Le numéro d'août de la revue consacre un gros dossier à l'habitat. L'approche impressionne, qui rappelle tout d'abord que ces espaces de l'intimité familiale ont d'abord été conçus pour enfermer les femmes et les minorités et qu'ils en portent toujours la mémoire, le modèle étant resté celui de la famille patriarcale hétérosexuée, modèle qui contraint par exemple les familles recomposées à s'entasser dans des espaces trop petits. On y trouvera également une analyse documentée du home guère sweet du confinement, ayant livré nombre de femmes aux violences de leur conjoint. Par ailleurs, on peut y lire une rencontre décapante entre Liv Strömquist, autrice de bande dessinée, et Mona Cholet, essayiste, chacune s'exprimant sur les raisons de ses choix éditoriaux et nombre d'autres thèmes, dont un dialogue croisé autour de nos représentations de l'amour romantique, observées cette fois sous le prisme des inégalités amoureuses et de l'amour -(ce crime parfait)-, comme conquête territoriale.

Une livraison à foison, ouvrant et des perspectives et des questionnements des plus urgents, acérée jusqu'au courrier des lecteurs, loin du satisfecit habituel, soumettant ici la rédaction à l'épreuve des lectures de ses abonnés, sans fard, sans réserves, sinon celle de faire avancer autant qu'il est possible les débats en cours.

Enfin, on tombera presque stupéfait au regard de l'actualité d'octobre, sur une incroyable enquête de Sarah Benichou sur les objecteurs de conscience israélien.nes, dans un pays dont elle évoque la culture militariste, gagnée par l'idéologie d'extrême droite. L'outil féminisme/antiracisme/pacifisme offre dans son analyse des perspectives vivifiantes. Un outil conceptuel en construction dans la revue, qui en fait tout l'intérêt et qu'on aurait avantage à exporter dans bien d'autres champs. La triade capitalisme/patriarcat/colonialisme a su déjouer toutes nos tentatives de libération jusque là. Conceptuellement, elle ne tient plus que par la mauvaise foi des élites et de leurs laquais : les médias mainstream. Les coups de butoir sont venus d'autres champs, en particulier des mouvements féministes et LGBTq et c'est en articulant ces critiques d'un système à l'agonie, pour peu qu'on réussisse à intégrer dans cette même critique la question environnementale, qu'on en viendra à bout. «La Bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs», énonçaient Marx et Engels dans le Manifeste de 1848. On sent plus proche le moment de sa fin.

 

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La Déferlante, La revue des révolutions féministes, n°11, août 2023, 146 pages, 19 euros, ean : 9782492300332.

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17 octobre 2023 2 17 /10 /octobre /2023 10:21

«La Révolution est terminée», affirmait François Furet en 1978. Il s'agissait alors pour le camp néolibéral de mettre fin à toute contestation de l'ordre bourgeois en décrétant indépassable l'horizon du capitalisme. Il s'agissait aussi de délégitimer par avance toute contestation d'un système qui fonçait tête baissée vers plus d'inégalités, plus d'injustices et moins de démocratie : c'est l'égalité qu'il fallait exclure de cette révolution bourgeoise pour n'en conserver que la dynamique propriétaire dont la ligne de fuite ne pouvait être qu'illibérale.

Voici reprise à nouveau frais la réflexion sur les révolutions. Dans la perspective d'une histoire globale, l'imprécation de Furet révèle toute son exécration. Enfin un souffle neuf pour nous aider à repenser ce qu'il nous faut entendre par Révolution, que rien ne saurait réduire à son emblème français.

Quelle(s) définition(s) en donner du reste ? Quand le terme est-il apparu ? Dans quel contexte est-il employé ? Pourquoi diable est-il si arpenté à l'étranger et si peu en France, qui se targue pourtant d'en avoir quasi inventée la formule ? Qu'est-ce qu'une situation révolutionnaire ? Que faire de la périodisation que Furet et d'autres historiens nous ont léguée ? Assez habilement, le collectif réunit pour en débattre a reformulé, justement, cette périodisation, non plus de 1770 à 1871, mais de 1945 à 1991, en y intégrant les libérations nationales du joug colonial, qui se poursuivent du reste sous nos yeux aujourd'hui, comme en Palestine occupée.

Cet énorme essai a donc entrepris d'évaluer nos représentations, nos conceptions, nos définitions, nos géographies : achevé, le temps des révolutions ? Ce serait omettre les révolutions africaines qui se déroulent sous nos yeux, du Niger au Mali, pour en finir avec la colonisation française !

L'objet était donc verrouillé : François Furet prétendait en confisquer les clefs. L'Institut Raymond Aron, qu'il dirigeait, en savoura longtemps le triomphe... Mais il restait trop de tyrans et trop de tyrannies pour en clore les séquences.

Nos auteurs partent ainsi d'un constat simple : les révolutions sont ordinaires, multiples, incessantes. «Il faut sortir du panthéon des grandes révolutions» pour le comprendre. Certes, tous les soulèvements n'en sont pas, mais là encore, on débat avec clarté là où l'idéologie avait imposé sa chape de plomb. Cet énorme essai à plusieurs voix tente ainsi de scruter les révolutions passées de tous les continents pour comprendre ce qu'est l'objet dont on parle. Qu'est-ce qu'une révolution ? L'ouvrage en décline les acceptions, tentent d'en délimiter les phénomènes, les expressions, d'en débusquer les ruptures, les renversements.

Et, paradoxe, Etienne Balibar y ajoute sa voix pour tempérer notre ferveur : il nous faut considérer la révolution bourgeoise de 1789 comme le vecteur d'une transformation révolutionnaire de la société, qui a porté au pouvoir ce singulier système capitaliste capable de tant de résilience qu'il a fini par nous apparaître en effet indépassable. Il a signé tous nos échecs depuis et ce, bien qu'il ait confisqué entre quelques mains la souveraineté et artificialisé ses légitimités, rendant tout nouveau passage à l'acte collectif infiniment problématique.

Le Capitalisme a-t-il signé l'échec de l'idée même de Révolution ? Mais qu'est-ce qui échoue quand une révolution ne parvient pas à son terme ? Elle est une praxis affirme Balibar et en ce sens, parce qu'elle transforme ses protagonistes et laisse des traces durables, elle n'est jamais un échec. Certes. Mais dans le même temps, toute révolution suppose un sujet révolutionnaire. Or celui-ci est infiniment précaire : rappelez-vous les Gilets Jaunes. De plus, le capitalisme a toujours su, jusqu'ici, révolutionner ses conditions d'exploitation et d'existence, par l'innovation technologique aujourd'hui.

Pas d'espoir ? Pourtant, «la Bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs», énonçaient Marx et Engels dans le Manifeste de 1848. C'est toujours vrai aujourd'hui. Même si la triade capitalisme/patriarcat/colonialisme a su déjouer toutes nos tentatives de libération. On la sent tout de même fragilisée, vacillante, subissant les assauts portés par les mouvements des femmes violentées, par les attaques portées de nouveau contre le néo-colonialisme. Et quant au capitalisme, il rencontre désormais un mur qu'il ne lui sera pas facile de briser : celui du défi climatique. Balibar a sans doute raison d'affirmer alors que la rupture climatique, ajoutée aux précédentes, pourrait bien lui être enfin fatale.

 

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Une histoire globale des révolutions, sous la direction de Ludivine Bantigny, Quentin Deluermoz, Boris Gobille, Laurent Jeanpierre, Eugénia Palieraki, éd. La Découverte Histoire-Monde, septembre 2023, 1198 pages, 36.90 euros, ean : 9782348059346.

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29 juillet 2023 6 29 /07 /juillet /2023 15:22

Dédicacé à Ali, «fils de marabout et manœuvre à citroën», le récit de Robert Linhart s'ouvre sur sa première journée en usine : «Montre-lui Mouloud». La suite est magnifique, d'observations méthodiques de la chaîne, sans concession au niveau de l'écriture, impressionnante de maîtrise littéraire. Regards, odeurs, bruits, tempo : le «long glissement glauque» de la chaîne... La force de Linhart, c'est de convoquer immédiatement les corps pris dans ce glissement. Car le travail dans l'usine s'adresse aux corps tout d'abord, tout comme l'école les prend en main ces corps, avant de s'attacher aux esprits. Il ne faut pas seulement les discipliner, il faut les violenter. Linhart décrit également avec la précision de l'anthropologue, «l'éternité vide qu'est le poste de travail», où ce travail justement n'est jamais accompli, «la tâche jamais achevée». On est d'emblée dans le simulacre, dont le régime est celui d'une danse des morts... Car l'usine contraint les vies aux «quantités infimes», dont le récit se fait le réceptacle inouï.

Linhart a pris 10 ans pour se décider à l'écrire, le consignant en quelques jours fiévreux, après avoir réalisé que la classe ouvrière ne faisait plus sens mais que son absence de sens était une tragédie. Alors il raconte. L'usine ouvertement policière précédant de quelques décennies une société devenant à son tour ouvertement policière.

La résistance ? A l'époque elle était enfouie dans des collectifs nationaux. Aujourd'hui, dans ces corporations syndicales qui ne permettent pas la convergence des luttes. Pourtant, le 17 février 1969, tout s'était arrêté. De nouveau après 68. Un bref instant, semblant inaugurer cette série de défaites qui allait nous frapper jusqu'à aujourd'hui.

Le sentiment du monde... Ali, «frère obscur, un instant surgi de la nuit qui allait le happer de nouveau». Combien d'entre nous «surgis» de nulle part lors de ces révoltes qui ne cessent plus de traverser la France ?

Le dernier chapitre du récit s'intitule «l'établi». Celui du retoucheur de portière. Demarcy. Son établi, il l'a bricolé, scrutant les tâches à accomplir, soupesant la matière à reformer, inventant les aspérités, les angles, les cavités où réparer la tôle. L'établi de Demarcy est l'objet de  son intelligence. Et il est la métaphore de la trajectoire inversée de Robert Linhart. Son anabase : il est ce point d'où il serait parti dix ans après les faits, sans le savoir, devenu ce moment où la conscience se cristallise.

Qu'on se rappelle : les établis étaient «descendus de cheval» pour tenter de comprendre la classe ouvrière et l'aider à s'organiser. De l'extérieur, guidés par des concepts abstraits, ils étaient venus fournir aux ouvriers un nouvel établi... Un outil méthodologique importé des œuvres de Lénine, de Mao, de Marx. Tout comme les cadres du service des méthodes de Citroën étaient venus un jour remplacer l'établi de Demarcy par un objet machiné dans leur bureau d'étude, plus apte à leurs yeux, à répondre aux charges de la production.

Mais l'établi de Demarcy, c'était une intelligence humaine, individuelle, de bout des doigts et d'observations critiques, une ruse de la raison laborieuse pour répondre aux tâches d'une réalité indéfinissable : comment savoir où et comment la tôle serait abîmée ? Une intelligence que les cadres de Citroën ne pouvait supporter : non pas concurrente, mais triomphante : «Le nouvel établi (conçu par les cadres) ne vaut rien».

Linhart a rencontré dans cette figure son inversion. Le dernier chapitre est le vrai commencement du récit, là où ce récit découvre -et recouvre-, sa vérité.

Il y a ainsi une vraie homologie de structure entre l'objet du récit et son écriture subsumée sous ce moment ultime. L'expérience tragique de Demarcy est celle de Robert Linhart, réalisant son égarement. Demarcy cassé, en déroute, annihilé, signe la fin de tous les enchantements révolutionnaires en même temps que le vrai but à atteindre. Il signe l'exil des militants désormais orphelins, quittant les usines pour n'arpenter qu'un monde politiquement désert. Abasourdis. Tout comme l'est Demarcy, lequel est en fait déjà mort quand on lui retire son établi. (Le militantisme maoïste fut déjà mort sitôt entré dans les usines). Demarcy est seul, comme Linhart, inexorablement usés l'un et l'autre, exilés du monde qui les a broyés. «Bloom, nous dit Tiqqun, c'est l'être en phase terminale dans un monde lui-même en soins palliatifs». Il y a un peu de Bloom dans l'expérience narrée. Mais ils ne le savent pas encore. Malgré leurs tubes et leurs respirateurs, les années 80 se payaient d'illusions. Une poignée de personnes le pressentait, L'établi en est le témoin : ils devenaient «étrangers face à l'étrangeté du monde» (Tiqqun), cet immense spectacle du mensonge de la société marchande.

Dès la fin de Mai 68, le patronat avait compris qu'il fallait se débarrasser du salariat. Et pour cela, commencer par broyer les individualités. Demarcy en est la métaphore : il fallait exclure de l'espace productif la possibilité même d'une intelligence autre que mécanique, répondant à des standards abstraits. Qu'un ouvrier fût le maître de son outil était devenu symboliquement inacceptable. Seule la machine devait pouvoir récupérer une identité, tout le reste devait devenir jetable : gommer l'ouvrier en tant qu'ouvrier, exclure l'humain en tant qu'être. Pas même le subordonner à la machine, à peine provisoirement en faire son excroissance, en attendant son expulsion définitive.

Mais à l'époque, il devait encore collaborer à son extinction. «Veiller à l'aliénation de son être» dit Tiqqun. Il s'agissait de le réduire progressivement à l'état de rien. Qu'il consente à n'être que l'attribut de sa propre insistance -et non existence. «On le poussait hors de lui » (Tiqqun encore). C'est cette sortie que l'établi de Linhart a enregistrée. Tout comme le récit a enregistré le fait que les ouvriers répondaient à un nom qui n'existait plus. Le patronat vidait leur monde de toute signification.

L'anabase, expliqua un jour Alain Badiou (Le Siècle, pages 119 à 139, 10 novembre 1999), «est une expérience exilée du commencement».

Chaque mot pèse dans cette définition (tronquée, la sienne est plus riche). A condition évidemment de ne pas lire ce commencement dans une perspective métaphysique. Car ce commencement dont je parle, c'est celui qui prévaut aujourd'hui. Un commencement de la fin si l'on veut. C'est cette expérience que relate Linhart, celle de l'exil, de notre exil, ce moment où nous sommes devenus les spectateurs de nos échecs à répétition. Quarante années de luttes mises en échec pourrait-on dire, même si aucun d'entre eux n'a été un véritable échec -or c'est là où d'autres commencement sont possibles, plutôt que ce début de fin du monde qui déroule sous nos yeux effarés ses vestiges barbares.

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27 juillet 2023 4 27 /07 /juillet /2023 13:06

Le 20 août 2013, Robert Linhart était l'invité de Laure Adler, sur France Culture, dans son émission Hors-Champ. Au cours de l'entretien, Laure Adler fit lire un passage d'une nouvelle de Jack London, dont Lénine avait demandé lui-même lecture sur son lit de mort : L'amour de la vie. L'histoire d'un homme blessé, égaré dans les neiges du Klondike, poursuivi par un loup affamé. L'un et l'autre obstinés au guet de leur survie. On en comprendra la métaphore plus avant dans l'émission : «Vous êtes un rescapé», devait conclure Laure Adler. Lénine n'échappa pas au loup. Linhart, j'y reviendrai.

L'émission est passionnante en dehors de cette assignation qui concernait au fond davantage Laure Adler que Robert Linhart. Passionnante en ce qu'elle donna à ce dernier l'occasion de mieux se raconter, depuis sa naissance à Mai 68, que Linhart vécut comme une crise de folie. La sienne, jeté dans l'exaltation extrême de la pensée, si extrême qu'il dut se faire hospitaliser et soigner à coup de neuroleptiques. Puis il affronta la tragédie du couple Althusser, Hélène assassinée, la folie là encore, décidément figure tutélaire des maoïstes parisiens, tragédie dont Linhart rapporte qu'il «ne peut pas interpréter ça». Impensable «coup» de folie. Une altérité radicale dont on ne peut revenir. N'y revenons donc pas, nous qui ne furent pas même témoins de ça. Rappelons simplement que témoin, il le fut lui, au sens fort du terme et de son étymologie grecque où le témoin est martyr.

Du mouvement des établis, Linhart ne raconte pas grand chose, Laure Adler résumant l'affaire sous les espèces d'un proverbe maoïste : il s'agissait de descendre de cheval pour cueillir des fleurs. L'image n'est pas heureuse, même si elle est historique. Nombre d'établis, en province, n'avaient jamais étés à cheval, beaucoup vivaient contraints au ras des pâquerettes. Mais de cela, l'Histoire n'a rien dit, pour cette fois encore se concentrant sur ces grands intellectuels parisiens qui firent du mouvement un enfer.

Puis Linhart s'est tu.

En 1981, il a commencé de se taire. D'une certaine manière, tout le monde s'est tu avec les années 80 : plus personne ne voulait rien entendre. La France se peupla de cyclopes qui ne voulaient croire que le chant des sirènes du projet néolibéral. On allait tous s'enrichir -on s'est tous appauvris. «Le poids de l'histoire, sa rigueur, sa grandeur» (Mitterrand), commandait la liquidation des luttes sociales en France.

Les années Reagan, Thatcher, chez nous celles des nouveaux philosophes, Glucksman père, BHL, tout un monde d'anciens militants de «Gauche» rejoignait les salons réactionnaires qui se mirent à foisonner, tandis qu'un glissement s'opérait dans la composition des partis. Think tank, le clubisme rebattait les cartes, accompagnant le mirage du libéralisme hayékien : le marché seul pouvait garantir la liberté individuelle... Et tant pis si Hayek restait confus quand il évoquait le marché comme l'exemple le plus «convaincant» d'un ordre spontané construit spontanément comme le résultat d'une évolution spontanée, mais que des règles délibérées devaient encadrer et qu'une coercition "minimale" devait accompagner... Tant pis, sinon que sa conception de la liberté restait franchement négative et dans son délire d'affirmer que la justice sociale n'était qu'une notion vide de sens, que cette liberté n'était que le privilège des nantis, un projet au fond vide de sens. Un projet que L'établi de Linhart révélait dans toute son étendue et son horreur.

 

A l'époque, un penseur, Félix Guattari, résistait encore. Rappelez-vous : Foucault allait mourir (1984), Derrida était parti aux États-Unis et Deleuze s'occupait de cinéma. Mais Guattari, encouragé dans sa réflexion par Deleuze, demeurait si isolé qu'il ne savait ni comment formuler, ni comment se faire entendre et son livre, recueil d'articles à propos de ce qu'il voyait venir de ces années 80, Les Années d'hiver, avouons-le, était illisible.

Guattari tentait de comprendre notre immense défaite. Il exhuma le vieux concept d'aliénation pour tenter de le dépoussiérer : le capitalisme n'était pas seulement une économie de la domination, mais une forme de civilisation qui procédait au démontage, en tout être, de son humanité. On voit cela à l'œuvre dans L'établi. La vision est forte. Armée d'une constatation simple : l'industrie publicitaire était devenue le second poste de dépenses mondiales derrière l'armement. Cela disait quelque chose de ce qui se tramait : le contrôle quotidien des esprits. La société du spectacle, certes, cela n'avait presque rien de nouveau et beaucoup ne virent pas en quoi Guattari jargonnant pouvait nous aider à penser notre situation dans le Temps. C'était cependant de montrer que ce contrôle s'étendait désormais à toutes les formes de la vie personnelle, intime, pour s'incarner dans nos manières de vivre, au quotidien. Un salut pour le capitalisme qui sans cela, pouvait s'effondrer du jour au lendemain. Ce qu'il est au demeurant en train d'accomplir. Non sans résistance, contraint qu'il est d'engager une véritable guerre civile contre des citoyens de moins en moins dupes malgré l'atomisation réussie de la société, qui voit nos luttes échouer les unes après les autres.

L'échec et le martyre : n'était-ce pas déjà le cas rapporté par L'établi ?

Guattari observait qu'à ce stade de survie, le capitalisme se devait de ne plus produire de lien social pour préserver son devenir, mais que cela aussi le conduisait à sa perte. L'insouciance égotiste n'est pas la liberté, la grande claque subies par les bassins miniers du Nord aurait dû nous alerter à l'époque : ne restait déjà qu'une vision policière du social, alors que les socialistes étaient au pouvoir.

Mais on piétinait dans ces années d'hiver. Or si on les considère de plus près aujourd'hui, on découvrira avec stupeur que tous les thèmes qui agitent notre société contemporaine avaient déjà germé dans les années 80 : racisme, immigration, pauvreté, sdf, tournant ultra conservateur de la droite, poussée du Front National... Et déjà, comme l'affirmait Guattari : «la Gauche se fout du monde !».

La grande affaire du capitalisme dans les années 1980, c'était la production des subjectivités. La fabrique de sujets sans sujet.

«Vous êtes un rescapé», trancha Laure Adler. Né à Nice accouché par une infirmière pétainiste, recueilli par une famille de Justes, Robert Linhart finit par s'en amuser. Un rescapé ? «Un peu»... «L'idée d'être un rescapé, ça remonte à ma naissance»... Oui. Pas le bon mot donc. Ni vraiment la bonne idée quand on décide de repêcher L'établi. Mais pour en faire quoi ? Que faire de l'un des plus beaux récits de la littérature française du XXième siècle ? Le livre d'un rescapé ? D'accord, mais alors, au sens où Guattari tentait lui-même d'échapper à ces années d'hiver dont nous subissons aujourd'hui encore le poids.

L'établi n'appartient pas à la littérature du Retour (Nostos). Il ne s'agit pas de sauver le marxisme, il ne s'agit pas de se faire révolutionnaires, gauchistes, black blocs, communistes, que sais-je. Il s'agit de survivre à un monde dont nous savons qu'il court à notre perte. Il s’agit donc de comprendre de quoi Linhart est le rescapé…

(à suivre dans une prochaine chronique)…

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25 juillet 2023 2 25 /07 /juillet /2023 15:08

Le 5 avril 2023 sortait le film L'établi, de Mathias Gokalp. Le 7 avril, Robert Linhart était l'invité de Géraldine Muhlmann, dans son émission Avec philosophie, sur France Culture. Sans doute la plus poignante et la plus étonnante de toute sa carrière. La plus magnétique, de part en part découverte, déroutée par ces silences, ces vides radiophoniques qui l'absorbaient et que Géraldine Muhlmann sut accueillir avec bienveillance et un immense respect. Mais...
Que fallait-il prendre avec philosophie ? Les longs silences de Linhart, très peu intéressé par le discours d'autorité, sinon disciplinaire, de la philosophie, qui semblait du coup en panne sèche devant l'événement ?
«L'expérience des anciens établis, interrogea Géraldine Muhlmann, avait-elle encore quelque chose à nous apprendre aujourd'hui ?» Une question sans détour, fleurant son pharmakon, pariant encore et toujours sur l'efficience du discours philosophique et son aptitude à rendre le vrai non seulement disponible, mais énonçable. Comme s'il existait comme objet de pensée déjà là, en attente de son interprétation.
Pour y répondre, Géraldine Muhlmann avait invité Robert Linhart, sa fille et deux philosophes dont un, spécialiste du travail, qui ne nous apprit strictement rien, faisant du silence des Linhart la matière même avec laquelle débattre, sinon se débattre.

La question liminaire, négligeable sinon obsolète, improductive à tout le moins, pour se saisir d'un vocabulaire qui depuis L'établi n'a cessé de dévorer nos vies, s'égara sous le manque de pression de la parole, laborieuse -au plein sens du terme-, de Robert Linhart. Il y avait tant à dire pourtant. Mais ses silences défiaient la prétendue présence de ce qu'il restait à dire sous la langue du philosophe...
Qu'on se rappelle tout de même son livre éponyme, cette grève échouée qui concernait précisément ce avec quoi nous sommes aux prises aujourd'hui : travailler plus pour gagner moins, voire : pour perdre nos vies.
La question de Géraldine Muhlmann rebondit en circonspections plus vaines encore, autour de cette fameuse barrière de classes entre Robert et les ouvriers. Barrière ? Non, répondit-il magistralement, pour s'emporter contre l'intérieur bourgeois qu'on lui avait machiné dans le film, pour mieux exhiber sans doute cette fameuse barrière qu'il récusait. Classe ouvrière et bourgeois pouvaient-ils s'entendre ?, répétait Géraldine Muhlmann... Mais non, vraiment, là n'était pas le propos, ni du livre ni de Robert Linhart, ni moins encore celle de l'expérience qu'il avait vécue. Mais Géraldine Muhlmann y revenait sans cesse, classant plutôt qu'identifiant. Cette Gauche Prolétarienne «infiltrée» dans les usines, dites-moi... Évoquant burlesquement au détour de l'entretien «les» Black blocs, pour ne révéler qu'une chose : c'est qu'elle ne savait pas de quoi elle parlait en les subsumant sous cette forme conspiratrice, alors qu'il s'agit d'une tactique de manifestation qui aura vu tout au long de l'année 2023 le cortège de tête s'allonger incroyablement et s'épaissir de toutes les couches sociales et de tous les âges de la vie dont une société est faite, battant en brèche, pour qui savait le voir, les discours sur les factieux qui sont, eux, la contingence des Droites illibérales.
Mais Géraldine Muhlmann devait inlassablement revenir à son idée, construite comme originaire et sous laquelle organiser le sens de l'expérience de Robert Linhart, celle contre laquelle cogner ses silences têtus pour qu'au-delà de la réponse administrée (le pharmakon) il ne restât plus rien à penser. Trans-classe, c'était cela le mot l'ultime, le fondement de ce qui pouvait être pensé, le référent suprême et tant pis si le mot était anachronique : il logeait assez bien la spéculation philosophique du moment. Il déposait même plutôt aimablement la réflexion pour laisser place à sa contemplation : trans-classe, et tout était dit... Elle y revint donc encore une dernière fois pour évoquer, assurément, la douleur intérieure du militant normalien si loin du monde ouvrier, construit sur le modèle exotique de l'éloignement culturel.

Curieusement, personne sur le plateau ne réalisa que le film avait abusivement fait de Robert Linhart un philosophe, sinon Robert Linhart lui-même, s'emportant contre ces dernières images qui le montraient, de retour de son établissement, rétabli dans son statut de professeur de philosophie : le film l'exhibait professant un cours magistral sur Hegel. «Je n'ai jamais fait ça», affirma Robert Linhart, à qui l'on n'avait pas même posé la question. Personne pour s'interroger sur le fait que, philosophe de formation, il s'était fait sociologue. Personne pour tenter de comprendre sa sortie de la philosophie. Comment sort-on de la philosophie ?
En 2023, on faisait donc rentrer Linhart dans le rang. Le rétabli... En oubliant allègrement les débats qui avaient agité les années 60 autour, justement, de la question de la sortie de la philosophie !
Personne pour rappeler le grand débat Derrida/Lévi-Strauss, sur ce thème. Personne pour se rappeler que le second avait choisi de n'être plus philosophe. Personne pour se rappeler Foucault, Benvéniste, Bourdieu, qui tous avaient déserté le champ autoritaire que traçait autour des philosophes leur discipline. On ré-assignait à résidence philosophique Linhart ! Sans l'entendre. Sans entendre cette simple petite phrase énoncée en cours d'émission.
Personne pour se rappeler qu'Althusser, qui fut non seulement son professeur mais son ami, avait lui aussi choisi de se méfier des accommodements de sa discipline (au sens de ces petits arrangements qui fondent aujourd'hui l'exercice public du métier), d'interroger à tout le moins l'arrière-plan social et sociétal que convoquait la figure du philosophe, tout comme les procédures argumentatives de sa parole, qui en faisait une drôle de parole d'évangile : abaisser, refouler... Tous avaient oublié combien la langue philosophique  pouvait être celle de la violence, celle d'une société sans «différance», incapable de s'interroger sur ses préjugés comme sur les logiques dans lesquelles s'inscrivent ses concepts (re)fondateurs, moins innovants (on dit disruptifs dans la novlangue du pouvoir) qu'obscurantistes.
Peut-être parce que depuis, une génération de philosophes postiches s'est emparée de la perruque du sens pour oublier d'en interroger l'esprit... Peut-être parce que ces pseudos philosophes de plateau ont réussi : parvenus au bout de leurs efforts, ils savent tenir leur rôle d'astreinte réactionnaire nécessaire dans une société de souffrances et de révoltes toujours sur le fil de l'étincelle...
Et puis Robert Linhart s'est tu. A quoi bon ?
«Je ne dirai rien de la philosophie» énonce Descartes dès la première partie  de son Discours de la méthode.
Quand le philosophe remplace le prêtre, comment ne pas sortir de la philosophie ? S'il ne reste qu'à clarifier ce sens là, clarifions alors, jusqu'à le rendre diaphane, émacions-le, qu'il en devienne étique, ce qu'il est du reste, décharné, sec comme une trique, assommoir et casse-tête, à l'image de ces violences qui ont fondé le nouveau pouvoir des nouveaux philosophes que Robert Linhart combattit dès leur apparition à travers son récit écrit littérairement plutôt que philosophiquement -question que personne ne se posa non plus. 
Restent ses silences qui témoignent de ce que seul le suspens du sens, en longs détours odysséens, nous offrira les naufrages à tout prendre préférables à l'effondrement que les discours d'autorité nous promettent.

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19 avril 2023 3 19 /04 /avril /2023 12:58

Le fruit de dix années d'études consacrées au problème d'une œuvre toujours renouvelée mais dispersée entre notes théoriques, articles journalistiques et courriers militants. Dix années d'un séminaire qui s'est largement bâti autour des apports de la recherche italienne contemporaine, exhumant de très nombreux inédits qui auront permis de mieux comprendre les raisons de l'approche gramscienne du marxisme pour rendre compte, des années de formation à Turin jusqu'à sa mort à Rome, de l'incroyable originalité de cette pensée à travers un processus d'élaboration complexe, qui lui imposait d'inventer des concepts nouveaux pour décrire le monde tel qu'il changeait. Non pas un terme au demeurant, les études gramsciennes allant aujourd'hui de découverte en découverte, documents, lettres, notes exhumés ici et là, en Europe comme en Russie. Dix années consacrées au penseur de la Révolution le plus fertile et le plus lu après la chute du communisme, trop souvent certes réduit à ces quelques phrases étincelantes que tout le monde a en tête («Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres», tellement, tellement appropriée à notre situation!) -et pourquoi du reste, devrait-on se couper des fulgurances de sa pensée ?

C'est à l'articulation de cette pensée en prise avec la vie, d'une pensée qui n'aura jamais renoncé à se faire, se défaire, avancer, que nos auteurs se sont affrontés, dans un essai d'une richesse absolue. Un travail qui éclaire de façon saisissante les concepts désormais majeurs de la pensée de Gramsci, de celui d'hégémonie à celui de Praxis, pour dessiner une tout autre figure d'intellectuel que celles que nous continuons d'adorer, idolâtrant des icônes qui passent leur temps à faire rentrer par la fenêtre cet autoritarisme que l'on a voulu chasser par la porte.

Une maïeutique pour tout dire, éloignée de tout cours magistral, luttant de toutes ses forces contre le principe d'autorité qui règne sur nos castes d'instruits. C'est ainsi tout son itinéraire intellectuel et de vie qui nous est reconstruit dans une sorte de corps à corps avec les idées de son temps, reconstituant le parcours d'un combattant qui n'a jamais cessé de penser le monde dans l'instant de ce monde.

Une leçon !

 

Romain descendre, Jean-Claude Zancarini, L'œuvre-vie d'Antonio Gramsci (1891-1937), éditions La Découverte, avril 2023, 568 pages, 27 euros, ean : 9782348044809.

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16 novembre 2022 3 16 /11 /novembre /2022 11:36

Essai d'ego histoire. Bertrand Badie se raconte, dans un essai de bout en bout placé résolument sous le signe de la tolérance, mieux : de la fidélité à une démarche intellectuelle qui l'a conduit à «prendre en compte un monde de souffrances plus que de puissance». Né d'un père iranien et d'une mère française, il incarne toute la trajectoire d'une humanité qui a fini, non sans mal ni fragilité, par se découvrir internationale plus qu'universelle, sinon transnationale, réalisant que «le monde est partout». Lucide, Badie n'ignore cependant pas ces vestiges du nationalisme le plus sauvage qui meublent encore notre décor politique et qui nous vaudront peut-être, demain, de connaître des heures plus sombres que n'en porte l'espérance qu'il annonce. Et c'est du reste particulièrement frappant de le voir retraverser le siècle pour nous montrer avec force combien cette scène politique rétrograde, qui est comme notre plafond de verre, s'oppose à la scène sociale qui plus que jamais, ne cesse de faire irruption partout dans le monde et dont il aura suivi tout au long de sa carrière la montée en puissance. En vain pour l'heure, certes. Mais dans une opposition au fond constitutive de cette modernité qu'il décrit si finement dans ses travaux. On ne s'étonne pas non plus de son travail autour du concept de pays humiliés, lui qui vécut l'humiliation de l'enfance, à travers les rossées que des débiles souchiens lui administraient dans son collège catholique peuplé des rejetons d'une aristocratie partisane d'une «France de l'ordre et du sang», selon sa très juste expression. Cette blessure originelle parcourt tout son témoignage et l'on comprend alors sa détermination à s'opposer à pareille volonté de construire une humanité hiérarchisée, pathologie vivace du système international, toujours réactivée par ces nations qui se croient supérieures.

On ne peut en définitive que souscrire au souhait qu'il délivre de voir succéder au temps des humiliés, le nôtre, celui de l'humain retrouvé, fort de ses ancrages multiples, fort d'une diversité qui fait la vraie richesse des nations.

 

Bertrand Badie, Vivre deux cultures, Comment peut-on naître franco-persan ?, éditions Odile Jacob, octobre 2022, 218 pages, 22.90 euros, ean : 9782415003111.

 

Sur le même :

Le monde n'est plus géopolitique, Bertrand Badie - La Dimension du sens que nous sommes (joel-jegouzo.com)

 

 

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