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19 septembre 2022 1 19 /09 /septembre /2022 11:16

L'exergue d'Aragon surplombe de bout en bout le roman : le lire ? Mais pourquoi donc ? Pour passer un bon moment ? Parce qu'il est bien écrit ? Parce qu'il remue ?... Vous en ferez quoi, vous ?

Le colonel en question dirige une section spéciale réduite à peu de choses : lui, son ordonnance, quelques hommes de sous-sol. L'ordonnance ? Un homme sans consistance, au fond inquiet, troublé plutôt que terrifié, cultivant l'art du rapport et en ce sens, l'idéale recrue d'un sale boulot qu'elle saura exécuter sans état d'âme. Le colonel donc, taiseux qui intimide beaucoup par ses silences, est marqué par des nuits sans sommeil. Il ne dort pas. Jamais. La nuit, il se rappelle. Les vies qu'il a prises. Ses victimes : le colonel est un spécialiste de l'aveu. Un écorcheur plus exactement, qui ne se pose comme unique question face aux «choses» humaines qu'il doit prendre en charge, que celle de savoir comment les défaire de leur corps. Il est à lui seul l'âme de cette section spéciale qui œuvre toujours dans les sous-sols des dictatures, convoqué par un général fou assis derrière son bureau, qui sent la triste fin d'un monde qui ne sait pas prendre fin. Un spécialiste donc que notre colonel, fin connaisseur de la nature humaine dont l'auteur raconte, en marge et en italique, les expériences innombrables depuis ce premier jour où, jeune et inexpérimenté, il électrifia un étang pour y repêcher au petit matin les dizaines d'hommes qu'il y avait électrocutés, devenus des «hommes-poissons» qui ne cessent de le hanter désormais. Son pire cauchemar.

En italiques, peu à peu les marges du récit l'envahissent, l'encombrent, le submergent. Tandis que le récit donne l'impression de tourner en rond, de répéter sans cesse la même histoire obsédante. Récit circulaire, qui revient toujours à son départ, comme une valse qui ne pourrait prendre fin, jusqu'à l'évocation de cet homme, ultime, qui torturé n'a jamais cessé de regarder le colonel droit dans les yeux, sans peur, sans haine, apaisé.

Entre reprises anaphoriques et répétitions, entre la contention du vocabulaire dans le champ lexical de l'ombre et le ton presque paterne, le récit est porté pourtant d'un bout à l'autre par une respiration impassible, et un grand vide qui l'habite, tout comme il habite le palais où il se déroule, abîmé dès la première ligne dans sa débâcle, que rien ne peut empêcher. Et puis un jour le colonel s'endort, et meurt enfin, sans que le monde ne soit ni meilleur ni pire : demain on le remplacera, et l'homme sans consistance prendra son relais. Les guerres sont faites pour revenir sans cesse sinon durer, à leur manière, dans l'éternel retour de la barbarie.

 

 

 

Emilienne Malfatto, Le Colonel ne dort pas, édition du sous-sol, août 2022, 111 pages, ean : 9782364686649.

Se pose alors, encore, toujours, la question de savoir ce que vous ferez de l'exergue : à quoi bon lire un roman qui parle de barbarie ?

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16 septembre 2022 5 16 /09 /septembre /2022 14:33

Augustin Trapenard, lors de l'émission télévisée La Grande librairie, dont Virginie Despentes était, entre autres, l'invitée, parlait à son propos de «réconciliation». Une idée dont il avait du reste fait le thème de son émission, «reliant» entre eux les auteurs conviés. Ailleurs, d'autres ont évoqué un texte apaisé, voire une autrice assagie qui, l'âge aidant, s'était délestée de sa violence, sinon l'avait trahie...

C'est sous cet éclairage que je voudrais lire Cher Connard, ainsi que sous celui de sa construction formelle : un roman épistolaire.

Le reste est l'affaire de tous tant l'autrice pèse dans les lettres françaises et notre imaginaire. Une autrice installée sous les feux de sa propre réputation, mesurée à l'aulne de ses excès (passés ?). Laquelle serait donc (enfin ?) réconciliée. Mais avec qui, avec quoi ? Voulait-on dire par là qu'elle en avait fini -ou devait en finir- avec la colère, voire du moins avec sa rage de jeunesse ? Comment donc, à qui sait lire un roman qui s'ouvre sur une chronique du désastre, autant celui des individus que d'une époque «qui se barre en couille» ? Syndrome de Noé peut-être, qui en a fini d'alerter ses compatriotes et lève l'ancre avec qui veut bien se sauver avec lui...

 

Rebecca, Oscar. Les deux figures mondaines de son roman, croisent, quelques pages plus loin, Despentes qui vient de sortir son Katana : Zoé. Plus trouble, cette Zoé : parce qu'en devenir. Moins tranchante au final, émoussée par la fleur de l'âge... Grimpée sur la scène pour le coup trop vite... Que frappent les trois coups...

 

La forme est donc celle du roman épistolaire. Ce genre qui triompha entre le milieu du XVIIIème siècle et le début du XIXème. Celui dont le Gradus de Dupriez nous dit qu'il est en réalité «un monologue du signataire assumant seul un dialogue», toujours différé sinon congédié. Celui dont Furetière, dans son Dictionnaire universel, affirme qu'il s'agit d'un «écrit qu'on envoie à un absent». Qui donc est l'absent dans le roman de Despentes ?

 

Un roman sur l'amitié a-t-on dit aussi. Certes, on s'écrit entre amis et c'est un peu une amitié qui semble se construire ici, ou se reconstruire, et dont Cher Connard nous offre le spectacle. Mais... Ne serait-ce pas l'ami qui serait absent en réalité de ce roman, voire l'amitié, recueillie ici dans de longs monologues qui excluent de fait le partage dont toute amitié est faite ?

 

Virginie Despentes a écrit un roman épistolaire. On songerait à tort à la marquise de Sévigné et à ses lettres, dont celles à Mme de Grignan, sa fille : l'échange n'y était pas que fictionnel dans cette correspondance au statut littéraire clairement affirmé. Une correspondance organisée autour de son dessein littéraire, de celle où le sujet écrivant s'exhibe paré de tous ses fards, de celle qui s'offre comme œuvre clôturée, presque exclusivement attentive à ses modalités narratives, ses commodités lexicales. De celle qui déjà visait un public : la marquise le savait, devinant ces lectures à voix hautes qu'en donnait sa fille. Théâtre toujours : de celle donc qui n'était pas autre chose qu'une mise en scène littéraire de soi. Or Virginie Despentes en a fait autre chose : les rédacteurs des lettres de son roman sont tous de fiction, surplombés par un auteur curieusement de nouveau omniscient, quand la marquise rompait avec cette dimension du roman.

 

L'écriture est solitaire, déploraient presque tour à tour les invités de Trapenard. Faites autre chose s'il ne vous est pas nécessaire d'écrire, alla même jusqu'à proférer Lola Lafon. L'écriture est solitaire : voilà qui renforce le caractère de monologue de ce Cher Connard, dont les protagonistes ne sont que des personnages de fiction.

Derrière eux, l'autrice. Omnisciente, on l'a dit. A qui donc écrivait alors Virginie Despentes, sinon me semble-t-il, c'est l'hypothèse que j'avance, d'abord à son propre public, celui qui a lu ses précédents romans, qui connaît ses textes, ses colères, ses excès ? C'est avec lui qu'elle poursuit son «dialogue» jusque dans l'émission de Trapenard, quand elle évoque sa lassitude, peut-être, maladroitement, son désir, avec ce texte, de ne pas s'exposer tant elle a déjà reçu de coups. Dans ce hors texte de l'émission télévisée, Virginie Despentes fait en effet cette «confidence», dont se sont emparés certains de ses lecteurs pour déplorer aussitôt son manque de rage, sa trop prématurée réconciliation...

C'est à ce public averti qu'elle s'adresse et à celui-ci qu'elle confie son Cher Connard qui, si on le lit bien, passe au demeurant en revue tous ses thèmes de prédilection, de la violence au féminisme, mais comme mezzo voice. Du ton, déjà, de celui qui lègue : comme si ce public devait à présent en hériter et elle, s'en absenter. N'écrit-elle pas, dans son roman cette fois-ci : «J'ai envie de bifurquer» (114) ?

 

Peut-être alors était-ce elle, la grande absente de ce roman. Paradoxe, puisque j'ai écrit qu'elle a réinitialisé le roman épistolaire pour y réintroduire la fonction du narrateur omniscient... Mais parler de «réconciliation» ou d'un texte assagi, me paraît relever d'un tel constat  : elle se serait absentée d'une œuvre qu'on a aimé pour sa rage, pour sa violence, pour ses excès, elle, l'autrice, tant identifiée à ses excès justement. Pourtant c'est oublier ce dont elle témoigne dans le hors texte de l'émission, plein champ cette fois, quand elle avoue le poids de sa notoriété, qui a peut-être fini par la noyer dans cet espace fictionnel qui est le lieu de la célébrité, et dont elle semble lasse d'un coup. Rappelez-vous ses commentaires, la musique, les amis, les soirées entre amis, loin des feux de la rampe... D'où le besoin d'être physiquement là, sur le plateau de Trapenard, pour sortir de cette fiction, pour n'être pas, justement, enfermée dans la posture de l'écrivain, un refus de la posture qu'elle a accompli ce soir-là magistralement : Virginie Despentes était troublante de sincérité dans ce hors texte de La Grande Librairie. Mue par la volonté farouche d'être fidèle à elle-même.

L'écrit, confiaient tour à tour Lola Laffon et Virginie Despentes, nous fait entrer dans une dimension fantasmatique : le lieu de l'écriture est un lieu improbable, sinon délirant.

Dans le roman épistolaire, ce délirant est plus sensible encore : car ce genre place toujours son auteur dans du méta où l'énoncé exacerbe le repli de l'écrivain sur l'acte discursif qu'il construit. L'auteur épistolaire, plus que tout autre, se regarde écrire en somme : nécessairement, puisque son modèle conversationnel est un leurre.

Mme de Sévigné avait en son temps brouillé les rapports entre épistolier et auteur épistolaire, ouvrant par ce brouillage l'espace du littéraire. Avec elle, on entrait en fiction. Avec Virginie Despentes on ne sait pas comment en sortir.

Pourquoi écrire encore ? L'entêtement à s'y adonner (une addiction ?, l'un des thèmes de Despentes) inscrirait précisément dans la répétition la fameuse «réconciliation» évoquée par Trapenard. Pourquoi écrire encore ? Despentes s'en pose la question. Je soutiendrais volontiers cette thèse, qu'elle étaye elle-même dans son roman : «La plupart des artistes ont trois choses à dire, une fois que c'est fait, ils feraient mieux de changer d'activité». Participer à La Grande Librairie en relevait, de ce questionnement.

Prenons la chose sous un autre angle. Celui de l'instance narrative dans le roman épistolaire à la Sévigné : déléguée à chaque « personne » épistolière, elle instruit un faux dialogue dont on ne sait jamais où il va : c'est au lecteur de construire le sens, l'auteur, lui, en est incapable : il s'y est invisibilisé. A l'inverse, Virginie Despentes, en récupérant l'omniscience de l'auteur, a recouvré cette visibilité. Son moi imaginaire est toujours posé devant nous. Roman spéculaire, l'écueil narcissique ne peut y être conjuré. Ne reste pour lui échapper qu'à mener solitairement son écriture au bout du plaisir qui l'anime. Les thèmes ? Dynamiter les genres, les identités, les classes, les religions, les races, la violence, centrale, Despentes s'y est employée avec méthode, avec une énergie incroyable. Poursuivre ? Despentes nous l'a écrit : à trop y revenir, on tourne en rond et on ferait mieux pas...

Je prends donc à ce compte que j'initie, cette petite phrase posée au tout début du roman : «mettre des années à admettre qu'on ne redeviendra pas celle qu'on était, avant à jamais disparue.» (29).

Ce n'est pas simplement «vieillir», même si elle en traite là encore magistralement pour conclure qu'au fait, ce qui disparaît quand on vieillit, ce n'est pas sa jeunesse, c'est le monde dans lequel on a vécu. Et ce que l'on devient ce n'est rien moins que «les rescapés d'un terrifiant naufrage» : «Nous sommes le hors champ» (197).

 

Qu'est-ce qui justifie nos vies ?

Au fond, c'est ça le thème du roman.

«Ce que je suis, ce sont les gens qui m'entourent.» (60). Ceux qu'elle évoque furtivement à La Grande Librairie, et que nous ne connaissons pas.

Virginie Despentes affirme une éthique très forte de la vie à travers cette leçon de «sincérité», qu'elle «montre», qu'elle a montré le soir de l'émission, qu'elle a «démontré» dans son roman qui ne sert en rien la soupe à personne mais pointe, simplement, ce hors champ où tous nous poursuivons nos vies éparses.

«Nous sommes le hors champ» (197). C'est le mot de la fin.

 

 

Virginie Despentes, Cher Connard, Grasset, juillet 2022, 344 pages, 22 euros, ean : 9782246826514.

La Grande librairie :

La grande librairie - Virginie Despentes, Lola Lafon, Laurent Gaudé et Blandine Rinkel en streaming - Replay France 5 | France tv

Bouillon de culture (1998) :

1998, Virginie Despentes : "Le rôle des femmes, c'est de faire les putes" | INA

Images : Captures d'écran, Virginie Despentes sur le plateau de la Grande Librairie, le 7 septembre 2022.

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14 septembre 2022 3 14 /09 /septembre /2022 10:47

Ayons le courage d'avoir peur, car «C'est en tant que morts en sursis que nous existons désormais», ainsi que l'affirmait le philosophe allemand G. Anders après Hiroshima et face, déjà, à l'imminence des catastrophes écologiques qu'il pressentait.

«Semeur de panique», ainsi que le nomme très justement Florent Bussy, Anders avait fait de l'obsolescence le concept fondamental de son œuvre. Cette obsolescence constitutive de notre modèle économique, et dont il avait compris qu'elle s'étendrait à tous les domaines de la vie, au point de rendre un jour l'humain lui-même obsolescent.

Ancien élève de Husserl, de Heidegger, premier époux de Hannah Arendt, ami de Hans Jonas, Anders avait fui l'Allemagne nazie avec Hannah dès 1933, lucide quant à ce qui arrivait. Très tôt, il avait fait des camps de concentration (Dachau fut ouvert dès 1933 sans que le monde y voit à redire), de la technique, des nouvelles technologies puis de la bombe atomique ses objets d'étude philosophique, avant de fuir l'université, à ses yeux incapable de nous aider à y voir clair. C'est là du reste que pour lui, se manifestait avec le plus d'acuité le décalage prométhéen qui a saisi l'humanité, dans cette séparation entre le penser et l'agir qui nous livre à la catastrophe et nous rend même incapables de penser ces catastrophes.

Reprenons. Pour Anders, «l'apocalypse» a déjà eu lieu : Auschwitz, Hiroshima. Nous croyons lui avoir survécu, mais elle n'a ouvert aucune issue et s'avance vers son achèvement : l'effondrement écologique. Pourtant, chacun a été mis en demeure de se prononcer, en demeure de prendre ce danger au sérieux. Son injonction à la peur vaut la peine d'être entendue face à la violence inouïe de notre monde et à la surdité fantastique du personnel politique face à l'imminence de la catastrophe écologique. Il est frappant au demeurant d'entendre l'ancien président du GIEC, Jean Jouzel, déclarer aujourd'hui que l'une des grandes erreurs du GIEC aura été de ne pas communiquer sur les catastrophes climatiques qui ne vont cesser de se multiplier, comme si résister à la panique légitime face à ce qui nous attend, avait permis de l'éviter...

Il aurait donc fallu déjà que notre sens de l'existence soit ébranlé avec Auschwitz et Hiroshima. Mais il ne l'a pas été. Le pire, c'est que le monstrueux d'Auschwitz par exemple, on ne l'a pas vu : que des millions d'êtres humains, ingénieurs, chauffeurs, fonctionnaires, aient participé à la mise en œuvre de la solution finale sans broncher. Que des millions d'êtres humains aient pu réduire les enfants à des «produits» soumis à un processus industriel d'abattage, sans méchanceté aucune. Or tout cela a été rendu possible parce que nul ne voyait le rapport de soi à soi-même. Et c'est bien ce décalage qui nous conduira de nouveau à la répétition de l'horreur, dont la possibilité est inscrite au cœur même de notre modernité économique : le système néo-libéral est devenu notre destin à tous, avec son organisation du travail qui dilue les responsabilités, son organisation des responsabilités qui interdit d'avoir une vision globale de ce à quoi une tâche contribue : «nous ne restons concentrés que sur d'infimes segments des processus d'ensemble». Pour Anders, cette logique a pour conséquence que les êtres humains ne sont plus capables de penser ce qu'ils font et leur savoir est ainsi plus proche de l'ignorance que de la compréhension : nous savons que nous allons droit dans le mur, mais nous ne le comprenons pas. L'effacement des responsabilités est tel, que nous pensons en dehors de toute implication de ce que nous faisons, sur la nature par exemple. «Délivrés» de la liberté de conscience, nous agissons sans penser et pensons sans agir...

Anders a interrogé le pilote de l'avion de reconnaissance chargé d'assister le largage de la bombe A sur Hiroshima. Au cours de leur entretien, ce pilote a fini par avouer que tout en donnant les indications techniques qui permettaient un largage sans défaut, il songeait à ses propres problèmes domestiques... La vidange de la voiture, changer le réfrigérateur... Nous sommes ce pilote incapable d'avoir une vision des conséquences de sa tâche.

Le néo-libéralisme ne survit que grâce à l'obsolescence des objets qu'il produit, avec force destruction des ressources naturelles. Des objets sans valeur et la plupart du temps inutile. Si bien que dans cette logique, l'humanité est elle-même devenue inutile...

 

 

Florent Bussy, Günther Anders : nos catastrophes, éd. Le Passager clandestin, 3ème trimestre 2020, 124 pages, 10 euros, ean : 9782369352440.

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13 septembre 2022 2 13 /09 /septembre /2022 09:39

L'ex-Allemagne de l'Est, aujourd'hui presque réconciliée : on y reste plus pauvre qu'à l'ex-Ouest... Y vivent Hilde et Walter, un vieux couple : 40 ans de mariage, très peu heureux. Walter trimballe ses lipomes en forme de cornes sur son front. Un front de taureau qui le résume bien. En fait il s'agit d'un double œdème cérébral en phase terminale, sans chimio possible. Il se défait de jour en jour à l'approche de la nouvelle année. Et puis il meurt. Invraisemblablement assassiné tandis que Hilde disparaît de la circulation. Peut-être l'a-t-elle tué ? Elle a fui en tout cas l'affreux village où ses journées s'épuisaient vainement. Enfin, presque : quelques années avant la mort de Walter, elle s'était inscrite à l'université pour y apprendre le Tchouktche, qu'elle a fini par maîtriser assez pour commencer à le traduire et écrire des poèmes dans cette langue quasi inconnue de l'extrême orient russe.

Walter est donc mort. Il a rejoint la compagnie des morts qui ne le sont plus tout à fait, fantômes errants dans le village, provisoirement ressuscités parce que quelqu'un a pensé à eux. Hilde sans doute en ce qui le concerne, songe-t-il. Hilde que l'on ne reverra plus. Walter, si. Il restera présent tout au long du récit : c'est sa rédemption loufoque et grave qui nous est racontée. Celle d'un vieil homme mort qui prend conscience de n'être plus qu'un état, condamné à le rester tant qu'il y aura au moins une personne à songer à lui. Et ça lui fait quelque chose, finalement, de réaliser que Hilde pense à lui.

Mort, il erre dans le village, la cherche, croise et les vivants et les morts, observe ces foules éparses, paumées la plupart du temps, frustrées au point que le récit construit une sorte de livre non pas des morts, mais des frustrés indéfectibles. Du reste, quand on parle de frustration, le Docteur Freud fait route lui aussi dans le village, toujours présent dans sa disparition, assagi par la répétition de ce besoin d'explications levé entre les hommes, avec toujours un bon mot inutile à la bouche, un poncif pour vademecum. Intéressé bien qu'un peu las, ce Freud qui comme les autres morts, peut avoir accès aux rêves de tous les vivants, toujours, partout. Freud donc en guess star, côtoyant quelques morts parfaitement inconnus, convoqués on ne sait trop comment ni par qui, ennuyés d'être toujours là et qui espèrent l'oubli qui les verra enfin se figer dans le néant.

Bref, l'enfer d'une certaine manière, si la mort n'est rien d'autre que ce vagabondage ambulatoire qui a définitivement congédié tout espoir de salut divin. Et cela bien que le docteur Freud développe sur cette question une philosophie bien personnelle : « L'enfer, rétorque-t-il à Walter, serait de savoir qui tu étais vraiment ». Il n'a pas tort...

Qui il était réellement, c'est ce que Walter va découvrir peu à peu, regrettant ce qu'il a fait subir à Hilde alors qu'il croyait l'aimer, et finissant par apprendre le Tchouktche.

Le temps passe. Freud affirme à qui veut bien l'entendre qu'à la fin, tout aura disparu, et lui et son œuvre avec et toutes les œuvres de l'humanité et cette dernière aussi sans bientôt laisser aucune trace d'elle, toute entière sombrée dans son néant. Walter pourtant accomplit sa rédemption dans ces fins de monde où toute rédemption est devenue inutile. Et à la fin du roman il ne restera que la pluie, qui tombe pour rien et ne justifie rien. Non l'eau du baptême, ni l'eau purificatrice, pas même consolatrice, sinon, tout de même, cette rédemption de Walter qui nous est offerte pour rien, mais avec une immense tendresse pour le genre humain, défait à l'aube de sa défaite, avant même d'avoir osé la moindre espérance...

Mais rien de sinistre : ce roman est drôle à mourir !

 

Angelica Klüssendorf, Le 34 septembre, édition Jacqueline Chambon / Actes Sud, traduit de l'allemand par Justine Coquel, septembre 2022, 206 pages, 22 euros, ean : 9782330169190.

 

 

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12 septembre 2022 1 12 /09 /septembre /2022 10:20

Toni Morrison a écrit 11 romans et 1 nouvelle, commencée en 1980, achevée en 1983. Or Toni Morrison n'était pas du genre à hésiter dans ses choix : méthodiquement, ses manuscrits n'étaient pas des temps d'errance et d'hésitations, mais l'exploration acérée d'un thème, ou de plusieurs, d'une matière souverainement circonscrite. Une nouvelle donc. Une seule. Non comme travail préparatoire affrété pour accueillir quelque développement romanesque pour l'heure indécis, qui tarderait à émerger de ses limbes et qu'il faudrait délivrer, mais posée avec détermination. Là. Dans son œuvre. Comme un objet unique. Conservant la trace de tous ses thèmes de prédilection : la question raciale, celle de l'identité, de la place de la femme, celle de la violence sociale... Mais voilà qu'elle, si attentive dans la construction de sa responsabilité littéraire, décide d'écrire une nouvelle dans laquelle toute son œuvre se brouille d'une certaine manière. Du moins, sa réception : dans cette nouvelle, les codes raciaux semblent « exclus » par exemple. Encore que : c'est leur identification qui est exclue. Magnifiquement analysée par Zadie Smith, voici que Toni Morrison déplace les césures, ouvre ses lecteurs à une expérience unique : qui est blanc, qui est noir, des deux protagonistes de la nouvelle ? Qui est victime et de quoi ? A quoi ressemble vraiment le terrain de souffrance de l'humanité ?

La nouvelle expose une époque où la ségrégation persiste. Twyla et Roberta la vivent sur des décennies d'intervalle. Enfants, puis adultes. Mais tous nos repères ont disparu : nous ne saurons jamais qui est noir, qui est blanc. Alors que Toni Morrison s'est attachée à étudier les langues dans leurs couleurs de peau, voici qu'elle ne fournit aucune indication, qu'elle n'enracine ni Twyla ni Roberta dans ces partitions noir/blanc qu'elle a jusque-là si bien su mettre à jour et tout cela, alors que le monde autour d'elles ne cessent de s'y référer. Il n'est pas jusqu'à cette manifestation à laquelle elles participent toutes les deux et qui met en jeu, justement, la cause « raciale », chacune dans un camp opposé à l'autre, qui ne brouille ces repères. Nous ne saurons donc pas. Jamais. Sans que jamais cette question ne cesse de se poser. Pourquoi du reste ? C'est là que l'énigme de ce texte se referme puissamment : sur ce besoin de clarté du lecteur, si bien que le texte de Toni Morrison n'est rien d'autre qu'une expérience faite par son lecteur. C'est là que le texte délivre toute sa profondeur et sa force : pourquoi, comment est-ce que j'en viens sans cesse à m'interroger en termes de race ? A lire en cherchant à débusquer ce qui m'est refusé ? Ce qui est « blanc » ou « noir », c'est le lecteur qui l'apporte au récit ! Et trouve son point nodal dans cette interrogation suprême, Maggie, dont on ne saura pas si elle était elle-même noire ou blanche, ou simplement pauvre et victime parce qu'inculte. Le terrain de la souffrance est le nôtre, que chaque lecteur doit se révéler à lui-même.

Si l'on osait, on donnerait le conseil à tous les enseignants de l'étudier en classe cette nouvelle. En anglais non sans prudence, tant la maîtrise de la langue y est immense, en français à tout le moins. Ouvrez ce débat sur nos préjugés, et le terrain de nos souffrances. Rien n'est plus urgent.

 

Toni Morrison, Récitatif, traduit de l'américain par Christine Laferrière, Christian Bourgois, postface de Zadie Smith, août 2022, 122 pages, 14 euros, ean : 9782267046915.

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8 septembre 2022 4 08 /09 /septembre /2022 12:59

Jean Jouzel, paléoclimatologue, qui fut le président du GIEC de 2002 à 2015, Hervé Le Treut, climatologue, spécialiste de la simulation numérique au GIEC et le philosophe Dominique Bourg, dressent le bilan de soixante années d'études internationales consacrées au climat, en s'attachant beaucoup à retracer l'histoire du GIEC depuis sa création, en 1988.

Un document essentiel pour quiconque veut comprendre le vif des débats autour du réchauffement climatique, et n'entend pas s'enfermer dans le seul périmètre des questions de températures...

Or, à tout le moins, la déception dont ils témoignent quant aux décisions qui auraient dû être prises, est tristement révélatrice : nous irons droit dans le mur. Non pas «nous allons», mais nous irons, comme animés par la volonté farouche d'en finir avec nous-mêmes... Nous y sommes du reste déjà, tant, surtout, la classe politique se refuse à agir pour nous éviter le pire.

Certes, l'été 2022 aura marqué un tournant. Tout le monde y sera allé de son bon mot. Et c'est à peu près tout. Les faits sont à présents non seulement bien documentés, mais éprouvés dans la chair de milliards d'humains. Inutile d'en dresser la liste : le changement climatique est désormais une réalité sensible que tout le monde perçoit.

 

Le plus percutant de leur intervention est ailleurs, même si l'histoire qu'il déroule est édifiante et fort instructive. Le plus percutant, c'est tout d'abord la nécessité d'intégrer tout le vivant dans nos modèles pour comprendre les effets du changement climatique et non nous contenter d'enregistrer les records de chaleur battus ici et là. Il faut désormais penser ce changement comme celui d'un tout : le système terre. De la disparition des espèces à leurs migrations, végétales, animales, humaine, jusqu'à l'étude des conséquences du réchauffement des océans dont nous ne savons rien encore, il faut absolument étudier ce changement comme affectant la totalité de la vie planétaire pour tenter d'en appréhender le caractère cumulatif. Or, affirment-ils, quand on saisit ce qui arrive en terme de complexité, ce que l'on observe, c'est la mise en place d'un nouvel état du système terre, qu'il nous faudra assumer pendant des centaines d'années : le point de non-retour est atteint.

Le plus hallucinant dans leurs interventions est ainsi cette révélation du caractère irréversible de ce que nous avons provoqué. C'est-à-dire que même si, aujourd'hui, on était à zéro émission de gaz à effet de serre, les centaines d'années à venir resteraient hypothéquées par un système extrêmement dangereux pour l'habitabilité de la terre : le réchauffement se poursuivrait sur des dizaines d'années...

Le plus effrayant c'est encore de réaliser que les événements extrêmes, ouragans, méga-incendies, inondations dantesques, minimisés aujourd'hui comme « exceptionnels », sont désormais la norme.

Le plus effarant, c'est alors de comprendre que le climat est devenu un phénomène de bascule du système terre : on ne vit pas une « crise » climatique, mais la bascule d'un état de la terre à un autre. Impossible à stopper. Ce qui nous attend ? Les événements extrêmes, inondations, incendies, sécheresses, cyclones vont acquérir à partir d'aujourd'hui un potentiel destructeur inouï. Nous sommes entrés dans un système qui va devenir à très très brève échéance hors de contrôle.

Et la caste politique ne fait rien. Du vent. Jean Jouzel, Hervé Le Treut, ne passent pas pour autant sur leur propre responsabilité en tant que scientifiques : dans les années 90, les rapports demeuraient très, trop prudents. L'éthique prudentielle des scientifiques doit désormais être combattue : il faut communiquer sur ces événements extrêmes qui frappent l'opinion et qui, seuls, parce qu'ils vont se démultiplier, permettront peut-être d'aller au-delà de la simple prise de conscience et d'agir.

Agir... On ne peut qu'être troublé en dernier lieu par le constat qu'ils font, eux qui ont rencontré tous les décisionnaires du monde politique : impossible d'obtenir du niveau international, comme du niveau national, le moindre pas en avant. C'est au niveau local que les choses commenceront à bouger pensent-ils. De quoi désespérer, non ?

 

Le devenir du climat, Dominique Bourg, Jean Jouzel, Hervé Le Treut, éditions Frémeaux & Associés, 04/03/2022, 3 CD, ean : 3561302582023.

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5 septembre 2022 1 05 /09 /septembre /2022 13:52

Allons au bois. Ou ce qu'il en reste, que les flammes n'auraient pas détruit. Que les villes n'auraient pas terrassé. Que le bitume n'aurait pas enseveli. Allons au bois, se rappelle l'auteure, comme une exhorte à l'appel de son père, jadis, aujourd'hui une supplique adressée aux enfants, puisqu'il s'agit de littérature jeunesse, mais aussi bien le récit d'une adulte collectant les émotions de nos enfances, la plume trempée dans la main de son père, qui si souvent l'emmenait vivre cette expérience du bois que l'on s'apprête à ne plus pouvoir vivre.

Allons au bois, toute une époque donc et dont, bestialement, « notre » monde, leur société, voudrait nous séparer. Celui des cabanes et des bûcherons, celui des myrtilles sauvages, des mûres, des buissons, des blaireaux et renards, biches et rapaces.

Une supplique, une requête plus qu'une prière, la revendication d'un espace subtil et tendre, habité d'un univers de couleurs, de sons, d'odeurs, d'émotions encore une fois, qui ne sont pas tombées en déshérence, mais qu'une volonté barbare voudrait annihiler. Un univers qui n'est pas à défricher mais à dénicher, voilà la grande idée, attentive au flux héraclitéen de la vie. L'histoire d'un monde submergé par la vie, quand le nôtre s'effondre à l'aplomb des feux inhabitables qui le dévorent.

Douze histoires, raconte Charline Collette. Comme les douze mois de l'année, répartis en saisons, ces quatre qui bientôt auront disparues elles aussi.

Et tout commence par un printemps en superbes encrages qui vous font aussitôt basculer dans l'émotion du souvenir. Pourquoi avons-nous renoncé à ce monde ? Charline Collette raconte, décrit, scrute, déniche, revêtu de la cape magique du conte : « Un matin je suis allé dans la forêt »... Cueillir l'ail des ours pour confectionner du pesto. Charline Collette raconte, l'enfant écoute, bientôt saisi par l'appel du coucou : on doit l'espérer, parce qu'on ne peut réellement vivre sa vie qu'après avoir répondu à l'Appel, ainsi que l'écrivait Emmanuel Levinas. Voilà : c'est à cela que ce livre nous engage, enfant comme adulte. Il est comme un appel, auquel se risquer à répondre.

C'est là la force de l'ouvrage, décliné en pages « sincères ». Car Charline Collette ne cesse de se raconter en poursuivant son récit. Intelligemment documenté au demeurant, sur le système que forme une forêt, cet être complexe que notre civilisation a décidé d'anéantir.

 

Au bois, Charline Collette, édition Les Fourmis rouges, mars 2022, 92 pages, 19.50 euros, ean : 9782369021292.

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28 juin 2022 2 28 /06 /juin /2022 13:14

Une dystopie, ce genre littéraire triomphant et propre à décrire notre situation historique ? Voire...

Ils ont bifurqué. Une génération. En masse. Ils sont partis un matin, à la campagne, dans les forêts. « Nous ne jouerons plus le jeu ». Ils sont allés habiter à vingt mètres au-dessus du sol, dans les bois. Les uns individuellement, les autres en groupes, fonder des communautés loin des villes de toute façon inhabitables. Ils ont tout abandonné, leurs études, leurs boulots, leurs voitures, la sécu, les impôts, tout. Un formidable mouvement de migration a anéanti d'un coup la civilisation capitaliste. « Do not Count on Us ». C'est le livre qui les a conduit là, dans la forêt qui a partout gagné. "Do not Count...", le manifeste d'un certain Thomas F., Oxford Press, 2022. A l'université Stendhal, de Grenoble, le livre a soulevé les foules. Bifurquons. Tous. De Die, de Romans-sur-Isère, de Lyon, de Paris, ils sont partis dans le Vercors, la Chartreuse, laissant derrière eux les politiques se lamenter. Ils sont devenus des « sauvages », des braconniers, des chasseurs. Des « habitants ». Habitant, littéralement, totalement, ce monde qu'ils ne connaissaient pas, à l'écoute des arbres, des plantes, des animaux, de la terre, découvrant, classant, rectifiant, inventant : « Notre seule communauté politique sera désormais l'amitié».

Oh, tout n'a pas été simple. En 2023, des grèves immenses ont tout d'abord secoué la France. D'innombrables émeutes ont précédé ces désertions de masse. On croyait encore pouvoir transformer le monde. Jusqu'à comprendre que ce n'était pas possible. « Ce qu'il nous faut, répondit en masse la jeunesse, ce n'est pas la révolution, mais une bifurcation ! ». Alors ils sont partis. Simplement. Ainsi tombent les dictatures, minées de l'intérieur, usées jusqu'à la corde. Simplement : elles s'effondrent sur elles-mêmes. Et le pouvoir politique a vacillé d'un coup. Toute la société s'est aperçue qu'elle reposait sur des bases extrêmement fragiles, puisqu'il suffisait que les gens ne consomment plus pour qu'elle se disloque. Restait la police, lourdement armée, pour dissuader le plethos de dérailler. Mais les gens ne voulaient plus même jouer ce jeu d'affrontements. Ils ont laissé la police toute seule, face à elle-même, lui ont tourné le dos et sont partis. Là où il n'y avait rien. Dans la forêt qui peu à peu a fini par tout envahir. En Dordogne, en Lozère, dans la Creuse. Pour un peu, le pouvoir en aurait appeler l'opposition à ses responsabilités : revendiquez au moins, ne les laissez pas partir ! L'état d'urgence qui avait été décrété depuis 2015 en France n'était plus d'aucun secours. En 2023, la France connut donc ces manifestations géantes, d'étudiants, de lycéens, qui se répandirent partout en Europe, avant que d'un coup, toute cette jeunesse ne réalise que cela ne servait à rien. Le 3 avril 2023, las de la répression qui s'abattait sur elle, elle est partie. A pieds. Sur les routes, installer son grand rêve sans plus attendre.

Quarante ans plus tard, beaucoup avaient déchanté. Ils avaient pris le maquis, mais pas les armes. Ils avaient bifurqué, mais sans s'organiser, improvisant au jour le jour leur survie. Une vie autre. Ratée ici, réussie là au gré des groupes et des rapports que les uns et les autres avaient pu ou non à tisser. Beaucoup vécurent une immense déroute. Le renoncement. La défaite. L'immémorial tragique de la condition humaine. Et puis finalement, en 2061, le monde des retranchés s'est avéré largement aussi impraticable que celui d'avant, aussi cruel, aussi inégalitaire.

Et si le monde ne pouvait pas changer ? Ne resterait-il alors que les ténèbres à arpenter ?

Une dystopie... L'effroi en fin de course.

Reste toute la course. Sur toute son étendue. C'est-à-dire l'essentiel : ce que nous sommes, nous ne le sommes que dans le mouvement. La contradiction. Pas même son dépassement. Il faut vivre avec ça. Et non dans l'attente d'on ne sait quelle utopie réalisable.

Le roman n'est au final pas celui d'une déroute, pas même celui de la survie. Il construit avec force ce moment de la marge, plutôt que celui de l'affrontement. Sans même sombrer dans l'utopie naturaliste : il n'y a rien à espérer de mieux. Et ce qui reste de la dystopie transparaît dans ces incessants allers-retours temporels. Ce qui reste de désenchantement s'agrippe à cette construction un peu dirimante, éprouvante, déroutante, qui heurte l'attention, rompant le schéma narratif si souvent qu'il n'en réchappe presque pas, accuse le coup si l'on peut dire, forçant le lecteur à s'accrocher à autre chose : ces moments sans discours qui sont de purs précipités de récit, non le vif du sujet mais ses bribes, la mise en mots incertaine d'une expérience jubilatoire, les blancs, les vides que d'ordinaire l'écrivain s'empresse de combler, projetés d'un coup à la surface du récit. sa profondeur. Comme si ce qui se racontait là, insensible à ses défauts, pouvait se contenter d'un narratif illusoire : errer seulement, errer encore plutôt que de se mettre en route. Via viatores quaerit (Augustin) : la route appelle le marcheur. C'est l'étape, c'est l'époque, celle de la grande bifurcation : il faut simplement, pour l'heure, répondre à cet appel.

 

Vincent Villeminot, Nous sommes l'étincelle, Pocket Jeunesse, 536 pages, avril 2021, ean : 9782266318570.

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27 juin 2022 1 27 /06 /juin /2022 08:50

Paris, juillet 2050, 50° à l'ombre. Juste une moyenne saisonnière... Juste une prévision modélisée, mais déjà, en mai 2022, 10° à 20° au dessus des normales dans l'hexagone, des normales dont Météo France vient de décider de changer les dates repères, pour aplatir les écarts à venir et... rendre moins terrifiant, sur le papier, le réchauffement climatique ?

Paris, mai 2022, les médias saluent pareil « beau temps » qui ne peut être que le prologue d'un « bel été ». Oubliant ces 50° déjà atteints en Inde et qui ont tué. Longtemps. Beaucoup.

Comment aider à une vraie prise de conscience de l'urgence climatique ? Blain explique son projet, sa rencontre avec Jancovici, leur lecture commune du rapport du GIEC si peu commenté par les médias. D'où l'idée d'en faire une bande dessinée pour toucher plus de monde. Une BD centrée sur ces quelques lignes dont notre société ne veut rien entendre : celles de la sobriété énergétique, seule véritable issue à un réchauffement climatique qui désormais s'emballe et en s'emballant, menace de nous conduire plus vite, plus tôt, plus brutalement, aux 50° évoqués.

Tout leur raisonnement dès lors va s'articuler autour de cet impératif mis sous le boisseau, ou hypocritement repris par #TotalEnergies, #EDF, #ENGIE qui poursuivent « ailleurs » leurs projets d'exploitation d'énergies fossiles. De vraies bombes climatiques dégoupillées dans le dos des annonces proclamées. Car si l'on ne change pas de mode de vie, celui de la surconsommation et du gaspillage effréné, aucune mesure ne pourra enrayer la catastrophe qui arrive : on sera mort avant d'avoir épuisé les ressources de la terre... Dans la réalité des faits, depuis la Cop 1 de 1995, c'est la consommation des énergies fossiles qui a le plus augmenté, croissance oblige...

Et nulle autorité ne veut semble-t-il y mettre un terme. On parle de progrès du rendement agricole, mais les engrais phytosanitaires exigent l'exploitation de plus d'énergie fossile d'année en année, indépendamment du fait que ces engrais tuent eux aussi d'une mort lente et sûre les populations qui consomment les produits de l'industrie agro-alimentaire.

Les emplois de service ? Ils consomment plus d'énergie fossile que les emplois industriels...

La civilisation des villes ? Elle est plus coûteuse en énergie fossile que celle des campagnes.

La digitalisation de la société ? Les émissions de dioxyde de carbone du digital sont équivalentes à celles de toute la flotte mondiale des camions...

Nous avons bâti un système qui n'est « stable » que dans l'expansion -la fameuse croissance...

Alors répétons-le : à ce rythme de croissance, notre modèle économique fera que nous serons morts avant d'avoir épuisé les ressources de la terre...

Quant au climat... Faut-il y revenir ?

Les incendies de forêt de 2019 en Australie ont multiplié par deux les émissions annuelles de carbone australien...

Les océans ? Sous la chaleur, l'évaporation de l'eau est devenue une immense machine à démultiplier l'effet de serre...

Le réchauffement climatique produit du réchauffement climatique, selon une règle d'effet multiplicateur complètement hallucinante : le Groenland a commencé de fondre, et même si l'on pouvait arrêter aujourd'hui nos émissions, il continuerait de fondre pendant encore des dizaines d'années...

Il n'est pas jusqu'au système des plaques tectoniques qui ne s'en trouve affecté : mise en tension par le réchauffement climatique, la croûte terrestre bouge et va craquer bientôt spectaculairement. C'est acté : on connaîtra des tsunamis en Méditerranée...

Bref... Que faire ? C'est là où le doute s'installe. Parmi les solutions proposées, celle de l'inéluctable nécessité du nucléaire, dont on sait que Jancovici est le farouche défenseur. Alors certes, on sait que même en optant pour une société plus vertueuse, à moyen terme, une reconversion ne sera pas possible sans l'appoint du nucléaire. Moins dangereux qu'on ne le pense, affirment nos auteurs, bien qu'il soit toujours impossible aujourd'hui d'en évaluer clairement et le coût carbone, et les fragilités réelles. Mais admettons : même en lançant aujourd'hui un programme de construction massive de centrales nucléaires dans le pays le plus nucléarisé du monde, le nôtre, il faudra attendre 25 ans avant de voir ces nouvelles centrales entrer en service... Prévision optimiste en outre, quand on sait que les programmes d'EPR ont tous pris vingt ans de retard chaque fois... Et d'ici là, il faudra vivre avec un parc nucléaire français non seulement si vieilli qu'il en est devenu un vrai péril, mais en outre si obsolète que par exemple déjà depuis des mois, la moitié de ce parc est à l'arrêt... Quant à la gestion du démantèlement des vieilles centrales, silence radio : « on » finira par savoir un jour le faire, outre que personne n'est aujourd'hui capable d'en apprécier le coût réel. Et, cerise sur le gâteau : la gestion des déchets... Là encore, voyez Bure, « on », toujours, finira bien par savoir comment les gérer, sur des millions d'années... Autant d'hypothèses qui donnent le vertige.

 

Jancovici & Blain, Le Monde sans fin, éditions Dargaud, octobre 2021, 194 pages, ean : 9782205088168.

 

Et pour être tout à fait clair sur la BD, elle donne le sentiment que le lobby nucléaire s'empare de l'urgence climatique pour nous forcer la main et construire ses nouvelles centrales...

 

La formation des députés sur le climat, autant suivie à gauche qu'à droite? | Le HuffPost (huffingtonpost.fr)

Cent mille ans, Bure ou le scandale des déchets nucléaires - La Dimension du sens que nous sommes (joel-jegouzo.com)

Le Droit du sol, Etienne Davodeau - La Dimension du sens que nous sommes (joel-jegouzo.com)

#ClimateCrisis #ClimateEmergency #jjegouzo #librairieletabli

 

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23 juin 2022 4 23 /06 /juin /2022 12:57

L'Australie sous les flammes. Au centre des urgences, au OOO, les appels n'arrêtent pas. Toute la misère du monde déferle là, avec des deux côtés de la plate-forme, des êtres échoués. Le centre d'appel de Sydney est comme un immense observatoire de la vulnérabilité du monde, tel qu'il va. Comprenons : de l'humanité et son environnement : l'Australie assaillie, vague après vague, de canicules toujours plus violentes, toujours plus meurtrières. Et aux vagues de chaleur succèdent les vagues d'inondations, pas moins assassinent. L'eau recouvre tout, sauvagement. Il faut évacuer des milliers de personnes, toujours, partout, laisser la boue déglutir les villes, bientôt de nouveau ravagées par les méga-incendies.

Mais c'est plus que cela. La narratrice -ne la nommons pas : elle est le témoin, au sens fort et étymologique du mot grec : le martyr qui nous rapporte son crucifiement-, est comme une magistrale caisse de résonance qui bruit de tout ce qui a rendu le monde et les êtres vulnérables. Il n'y a plus de travail, plus de place pour personne et pas davantage pour elle, son doctorat presque en poche, à réaliser qu'il ne servira à rien. Au triple zéro, ce qu'elle entend, c'est sa voix décuplée, ses souffrances redoublées, sa fragilité devant la vie ressassée nuit et jour par des êtres impuissants à qui ne restent que ces gestes de désespérés qu'ils font au-dessus de leur tête (Artaud).

Mais c'est plus que cela. C'est l'histoire d'un amour éteint. Lachlan était l'aimé, l'incendie qui n'avait jamais pris tant Lachlan se montrait raisonnable à "calculer" l'élue avec qui partager une vie confortable. Ironie de l'affaire, l'aimé portait le nom même d'une rivière qu'un arrière-parent avait remontée, croyant pouvoir découvrir au centre de l'Australie une mer intérieure gigantesque, puisque dans ce pays, toutes les rivières coulaient non vers l'océan, mais l'intérieur des terres.

C'est donc aussi l'histoire d'un vieux mythe australien, familier et intime, d'un eldorado qui jamais ne cessa d'irriguer l'imaginaire du pays, d'un pays dont le plus grand lac, le Victoria, n'est plus qu'un cadavre gisant sous les jacinthes qui l'ont envahi, réchauffement climatique oblige.

Mais c'est plus que cela. C'est l'histoire d'une jeune femme à qui l'on a coupé les ailes. Battue, violée, déplacée, c'est l'histoire de sa traversée vers des douleurs anciennes, l'histoire d'une jeune femme qui a fini par vouloir être totalement défaite.

Mais c'est plus que cela. C'est l'histoire d'une jeune femme lucide qui observe l'énormité de l'histoire et du temps à l'échelle des millénaires. Son histoire, nos histoires, dans cet horizon aujourd'hui dévasté et comme anhistorique : c'est l'histoire du fabuleux déni des autorités australiennes, qui laissent filer le monde à sa perte.

Et c'est encore bien sûr plus que cela, car « le plus terrible, c'est que le temps suit son cours »... Un cours qui voit son apothéose s'achever dans le dernier chapitre où le destin du monde se conjugue à celui de la narratrice. N'évoquons que celui du monde : voilà ce qui se passe, déjà, avec le réchauffement climatique... A +2° (nous en sommes à 1,2°), les eaux submergeront la côte australienne et s'infiltreront jusqu'à cet immense lac intérieur souterrain qui existe bel et bien. Les collines s'effondreront, l'Australie deviendra une île gorgée d'eau, mais ses villes resteront inflammables. En outre, leurs canalisations éclateront, les égouts déborderont... Quant aux incendies à répétition, déjà ils ont créé leur microclimat. Le ciel australien, de semaine en semaine, verra fleurir les nuages de feu des pyrocumulonimbus, qui ressemblent trait pour trait au nuage qui suit une explosion nucléaire.

Enfin, c'est bien plus que cela. C'est un texte magnifique, virtuose, poignant. Un premier roman accompli, parfaitement maîtrisé malgré son invraisemblable ampleur. Celui d'une professeure de littérature qui de page en page n'a cessé de se poser cette question : qu'est-ce que la littérature ? Sinon aller au devant du monde réel pour se défaire, nous dit l'autrice, de la langue de l'université. Il faut aller là où vivent les « voix authentiques », ajoute-t-elle, là où la brutalité du monde se saisit du langage pour en tordre les codes. Ce n'est qu'à cette condition qu'on peut espérer laisser quelques traces que d'autres ramasseront.

PS : traduit par Brice Matthieussent ! 

 

Madeleine Watts, triple Zéro, traduit de l'anglais (Australie) par Brice Matthieusent, éditions Rue de l'échiquier, avril 2022, 302 pages, 24 euros, ean : 9782374253268.

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