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18 juin 2013 2 18 /06 /juin /2013 04:18

MA.jpgUn cours d’Alain Viala, passionnant, érudit, la Ballade des pendus pour ouvrir à cette superbe leçon de littérature, lue par Mesguich.

Quel poème, à l’écouter aujourd’hui ! Ecrit en prison par Villon, condamné à être pendu. Quel écho dans nos vies, et quel étrange plaisir à l’entendre. C’est du reste de cette relation singulière d’un poème écrit il y a des siècles à son écho en nous aujourd’hui, dont nous entretient Viala. Quelle rencontre est possible avec ces représentations que les homme se sont faites, soumises à nos imaginaires contemporains, à notre réflexion, à notre compréhension, qu’elle passe par la raison ou par l’émotion ? Quelle rencontre quand l’usage demeure si personnel, si intime, laissé en l’occurrence à l’appréciation de chacun par ces lectures que nous donnent Viala et Mesguich. Rencontre certes préparée, balisée, organisée par un appareil critique savant nous guidant dans ce fabuleux Moyen Âge, pour que cette part commune, la langue que la littérature nous offre en partage, puisse vivre en chacun et vivre elle-même dans l’inouï de ses temporalités multiples, là où demeurent les textes littéraires. Villon dans sa cellule, angoissé, moi dans mon salon. Comment un tel texte peut-il m’atteindre ? Comment résoudre au demeurant cette question si compliquée de la destination d’un texte ? Le texte littéraire ne s’impose pas : il s’offre. Lié à une situation, il peut être lu dans une autre. Mais qu’est-ce qui dure dans un texte ? Qu’est-ce qui change ? Pourquoi cette plainte du condamné m’émeut-elle encore ? Qu’est-ce qui est perdu ?

C’est cette présence que l’historien de la littérature explore. Cette présence et cette absence, magnifiquement, chaque fois faisant l’effort de situer les enjeux, les contextes, les mentalités. Car comment explorer un tel corpus ? En acceptant d’être dépaysé, répond Viala, c’est-à-dire en commençant par ne pas projeter nos propres catégories mentales sur ces textes. Car pour bien entendre les textes du passé, il faut accepter leur différence. Et la leçon de Viala de me rappeler aussitôt un séminaire de K. Pomian, nous demandant de bien réfléchir à la question inaugurale de son cours : qu’est-ce qu’un esprit du XXème siècle peut comprendre à cette littérature du début du XIXème structurée par le paradigme de l’Esprit Saint ?

Les choix de Viala sont intelligents : pour explorer cette littérature française, il a construit un corpus de trois cent textes, en adoptant pour critères ceux des textes les plus lus, les plus cités, les plus étudiés, imités, édités… Ces textes qui constituent le fonds de la culture française. Dans ce coffret dédié au Moyen Âge, inutile de dire qu’il ne suit pas à la lettre sa méthode : il déborde constamment, tant le pousse l’amour de la littérature, et nous fait découvrir des œuvres plus rares. Sublime Moyen Âge donc, plus de dix siècles au cours desquels devait surgir brusquement une langue nouvelle, romane, donnant très vite à entendre cet univers qu’elle inventait, de la poésie au roman, la souveraineté d’un art qui désormais allait commander notre rapport au monde.

  

 

 

HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE VOL 1, LE MOYEN ÂGE - UN COURS PARTICULIER DE ALAIN VIALA ILLUSTRÉ DE TEXTES LUS PAR DANIEL MESGUICH, Coll. PUF – Frémeaux, Direction artistique : Claude Colombini à l'initiative de Michel Prigent, Label : FREMEAUX & ASSOCIES, Nombre de CD : 5

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15 juin 2013 6 15 /06 /juin /2013 04:50

« Le fascisme nous gagne sans même que nous le sachions »

On connaissait l’excellent
Loin de Chandigarh du journaliste, critique littéraire et écrivain indien, Tarun Tejpal (Le Livre de Poche, mars 2007). Récit d'un jeune couple projeté dans la relecture de l'Histoire de l'Inde au début du XXe siècle. Quelques 700 pages qui ne cessaient de tourner autour de cette Inde nouvelle, entrée brutalement dans la modernité et tentant de larguer les amarres du passé, sans trop y parvenir. Dans Histoire de mes assassins, c’est au fond de nouveau l’Inde qui est le sujet du roman, de Delhi aux villages oubliés du Nord, à travers les trajectoires des cinq «assassins» du personnage central, un journaliste en vue que la police protège parce qu’il incarne justement cette Inde entrée de plain-pied dans le dialogue du monde contemporain que la société indienne, son élite anglophone du moins, veut promouvoir.
Cinq assassins qui ne l’ont donc pas tué, pas forcément issus des classes les plus indigentes, mais férocement emmurés dans l’Inde récusée qui les a engloutis. Cinq trajectoires brisées, captées au saut de l’enfance par l’engrenage du crime, marquées du sceau de l’innommable dans la mêlée des foules indiennes. Tel Chaku, l’espoir de l’Inde pour sa famille, armé désormais de son couteau dont il a vite appris qu’il était fait pour semer la terreur. Ou Kabir, le rejeton musulman de la Partition funeste de 1947, Kaliya et Chini, survivants dans la gare qui leur tient lieu de monde, et Hathoda Tyagi, épouvantable fracasseur de crânes. Cinq destins dérobés à l’immensité de la population indienne - demain plus importante que celle de la Chine. A danser leur danse de mort entre sikhs, musulmans et hindoues. Erigés en martyrs par le narrateur, suppliciés encombrants des monstrueuses déchirures de l’Inde moderne. C’est en effet par leur biais que l’auteur a choisi de dénoncer cette entité monstrueusement inégalitaire qu’est l’Inde, avec ses castes dont la plus terrible est la dernière en date – la caste supérieure anglophone. Un monde toujours ébranlé par des conflits religieux récurrents, campant sur son seuil d’implosion.
Roman corrosif, grotesque à bien des égards, convoquant cette langue qu’un Salman Rushdie avait préparée à sa façon, flamboyante, baroque, on ne sait comment dire, traversée par une clameur hystérique, babil fou prenant volontiers une tangente apocalyptique, la «langue» de Bollywood, celle de tout un peuple submergé par sa logorrhée, mais roman inquiétant sous ses dehors désopilants, s’annonçant comme le troublant avertissement de convulsions terribles. «Le fascisme nous gagne sans même que nous le sachions», écrit son narrateur, ce journaliste anglophone conscient de ce qu’il incarne. Fascisme rampant du trop plein d‘amertume et de misère, de rancœur et d’arrogance qui pourrait bien en effet tout emporter – et nous avec.


Histoire de mes assassins, de Tarun Tejpal, Littérature étrangère XXIe, Buchet-Chastel, septembre 2009, trad. de l’anglais (Inde) par Annick Le Goyat, 592p., 25 euros, ISBN : 9782283022832

 

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14 juin 2013 5 14 /06 /juin /2013 04:18

 

logo_repub_franc_feu.jpgOn se rappelle les propos de Hannah Arendt sur la banalité du Mal. Mais déjà moins la Palme d'or de 2009, attribuée à l'Autrichien Michael Haneke pour Le Ruban blanc.
Un film dont tout le monde s’accordait à vanter la photographie somptueuse - en noir et blanc-, et la gravité du sujet : les dégâts de l’éducation autoritaire qui avait la faveur de la vieille Europe Réformée du début du XXe siècle. Education rigoriste, conforme à l’idéal culturel des pays protestants, si méfiants à l’égard de l’individu, voire à l’égard de la nature humaine tout court.
Rappelez-vous : il s’agissait d’un film sur la naissance de la terreur civique. Le film de Haneke, nous assurait Toubiana, le grand essayiste contemporain du cinéma, "(était) splendide, profond, filmé à la bonne distance". Mais à quoi tenait sa force ? A ce qu’il portait un regard implacable sur une conception de l’éducation qui n’était plus la nôtre ? Non, à l’universalité du sujet abordé, répondait Toubiana, à savoir : la question du Mal, "et comment il s’installe et se distille à travers les mailles les plus infimes d’une communauté villageoise allemande, à l’aube de la Première Guerre mondiale ".
Tous les poncifs resurgirent du coup, dès lors que l’on songeait au Mal sans en expliciter l’infortune : qu’il ne parvienne pas à s’élever au rang de substance et qu’il ne soit au fond justiciable que des seules catégories du Bien. Bien commode alors d’en supposer nos âmes pleines, indéfectiblement, pour éviter d’avoir à le dénoncer. Bien commode, parce que cela permettait l’amalgame : le mal était en nous, indubitablement, assurément partagé, peut-être le sentiment le mieux partagé au monde.

Rien n’a fondamentalement changé aujourd’hui, nous continuons de penser que le mal tient pleinement dans son évidence, alors qu’il est possible de le nommer, de le dénoncer plutôt que de le chérir vriller au fond des âmes, tapi dans quelque repli obscur d’une peur qui a, en réalité, beaucoup d’autres noms que celui du Mal.
Voilà qui n’est pas sans rappeler d’autres succès de l’époque, la nôtre, comme celui des Bienveillantes, explorant cette même prétendue banalité du Mal et autorisant tous les amalgames, puisque, au fond, le Mal est partout. Que cache donc cet expression de banalité du Mal, abusivement confisquée à Hanna Arendt ? De quoi nous parle-t-on quand on l’évoque ?

  

pauvrete_en_france.jpgDans le film de Haneke, on ne voyait que cette "grande beauté plastique, (en) noir et blanc (déployant) toutes ses nuances et (faisant) de chaque image une gravure", comme l’écrivait Toubiana.

Qu’est-ce qu’un beau film ?…

 Peut-être ce que Mallarmé affirmait, désappointé : un pur jeu formel…
Dans le même festival on projetait Inglourious basterds, de Tarantino. L’Autrichien Christoph Waltz recevait le Prix d'interprétation masculine pour son rôle d’officier SS, dans un film dont on ne cessait de saluer la beauté. Mais là encore, de quoi parlait ce film, sinon de la virtuosité de son metteur en scène ?

 


Loin des rumeurs de Cannes et dans un autre registre, un livre m'est revenu en mémoire : La Peau du Loup, de Hans Lebert. J’ai gardé le souvenir de sa beauté formelle bien sûr, de l’intelligence de sa construction et de l’énigme à laquelle il ouvre, qui vous saisit et vous jette, lecteur, dans les affres d’un questionnement inévitablement personnel, vous engageant singulièrement dans votre lecture, ce pour quoi le verbe est fait.
Il s’agit toujours de l’Autriche, de l’héritage nazi, de la mémoire de ces événements que l’on veut reconstruire à l’usage des temps présents et des raisons qui nous y poussent. Car : que faisons-nous de ces beaux films, tout comme de ces romans si forts, si convaincants ?

 

europe-barbeles.jpgDidier Eribon, dans son dernier essai, évoque cet horizon que je pointe et qui se fait jour face à l'orientation que prend le mot de Culture dans nos sociétés néo-libérales. Il parle de la Culture comme d'une ruse suprême de la Domination. Une ruse qui impose sa faconde et son style. Le bon goût... Condition même de la culture, cette arme qui ne se définitit que dans le périmètre étroit édicté par la classe dominante. Il en parle comme d'une ruse imparable qui opère avec la complicité de ses cooptés, rejetant tout ce qui pourrait troubler son ordre esthétique, sélectionnant les oeuvres qu'il convient d'admirer dans les termes qui définissent son convenable en demeurant à tout jamais étrangers à toute vraie contestation artisitique. Didier Eribon rappelle Nizan, cette voix forte, réellement forte quand nombre d'artistes d'aujourd'hui ne font qu'y prétendent. La Bourgeoisie, affirmait Nizan, ne coïncide pas avec l'humain. Il nous faut, contre elle, inventer une autre manière d'être humain, une autre culture donc, construire des "temporalités inattendues". Et puisque nous écrivons encore dans la langue de l'ennemi, nous poser la question de savoir ce que cela change d'écrire dans sa langue notre radicale opposition à ce qui la fonde.

croixnazie.jpgIl y a donc un "travail de la culture" à faire face à cette survivance inavouée du nazisme, qui pointe déjà la faillitte d'une nation, la nôtre. Les meurtriers politiques ne tombent pas du ciel.

Dans les propos officiels que l'on a entendu ici et là autour de la mort du jeune Clément, il y avait comme un refus d'affronter ce moment de transformation que cette mort pointe. A défaut d'en faire une crise, on a vu des politiques tenter d'en faire un spectacle (de rue, à Paris, pour ne désigner personne). Solennel. En bleu et blanc. Et rose. Mais ni les uns ni les autres n'ont cherché à scruter ce qui, dans leur propre camp, avait contribué à libérer ce Mal. Ce n'est pourtant qu'à cette condition qu'il sera possible d'éclairer le rapport au crime politique que la société française vient de prendre.

On aura vu ainsi les Médias inquiéter la victime, et la Droite s'enfermer dans le paradoxe philosophique de l'inhumaine humanité, excluant l'idée d'une quelconque responsabilité dans le Mal accompli.

On aura entendu encore répéter l'excuse du café du commerce : l'homme est un loup pour lui-même (Hobbes), et nos élites oublier la réponse de Spinoza à Hobbes "Il n’y a rien de plus utile à l’homme que l’homme".

leni.jpgOn aura vu la Gauche se payer cette fois encore de vains mots dans l'oubli du sens profond de cette phrase : le défaut de secours que l'on voit se faire jour en France à l'égard des plus démunis, à l'égard des classes populaires, à l'égard des petits-enfants d'immigrés, à l'égard des précaires, à l'égard des salariés pauvres, à l'égard des retraités pauvres, à l'égard des enseignants démonétisés, des enseignés méprisés, etc., l'on pourrait démultiplier à l'infini, est la cause de ce Mal qui finira bientôt par révéler son nom sinistre.

La privation des besoins économiques élémentaires relève pourtant d'une décision politique qu'il n'est pas si difficile de prendre, alors qu'en refusant ce genre d'ambition, on crée les conditions d'une dévastation sauvage des sociétés humaines.

"Il n’y a rien de plus utile à l’homme que l’homme".

Sans ce souci, sans cette socialité séminale, il ne reste en effet que la violence pour seul dénominateur commun. Celle qui humilie, celle qui méprise, celle qui sépare et finit par tuer.

«Le fascisme nous gagne sans même que nous le sachions», écrivait Haneke il me semble. Un fascisme rampant du trop plein d‘amertume et de misère, de rancœur et de rancune qui pourraient bien tout emporter sur son passage.

 

 

image Leni Riefenstahl, self-portrait...

 

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13 juin 2013 4 13 /06 /juin /2013 07:33

 

zinn-gauche.jpgUne vie à Gauche… Mais attention : cette vraie New Left américaine, pas cette fausse droite française affublée d’un gros nez rose, qui vit sans conviction intellectuelle ni morale.

Howard Zinn aura passé sa vie à Gauche, critique à l’égard des partis de pouvoir, militant infatigable, déniaisé sur la démocratie et cessant très tôt d’être l’un de ces naïfs progressistes qui font le lit de ces états très peu démocratiques qui sont les nôtres.

La biographie de Martin Duberman, son ami de toujours, est à l’image de l’engagement des deux compères : sans concession, franche, n’hésitant pas à pointer les approximations d’Howie, les généralités nébuleuses, voire les injonctions paradoxales qui relevaient de son désintérêt face à la théorie.

Une biographie exigeante donc, qui entre dans le détail d’une vie que Martin a accompagnée pas à pas d’un bout à l’autre de la vie d’Howard.

Il raconte donc l’enfance, la misère d’immigrés juifs de l’Est, cette vraie misère de survie dans une Amérique qui ne faisait rêver que les classes possédantes. Il raconte l’enfance famélique qui contraignait les enfants eux-mêmes à travailler, tel Howard, dès ses 14 ans. Howard réussissant miraculeusement à l’école, mais devant interrompre longuement ses études avant de les reprendre à 27 ans.

Il raconte l’enfant de 17 ans, déniaisé brutalement sur la démocratie après avoir reçu un violent coup de matraque sur la tête pour avoir osé tenté d’exprimer son point de vue publiquement. Il raconte l’engagement, la soute de ce bombardier où Howard s’interroge sur la nécessité de raser la ville française de Royan au napalm, il raconte Howard doutant du caractère juste de cette Guerre, comprenant Hiroshima comme le premier acte diplomatique de la Guerre froide et affirmant à ses amis que la guerre de 39-45 n’était pas une guerre contre le fascisme, mais pour l’Empire américain. Il a tout compris, observant les agissements de la BIRD, la Banque pour la Reconstruction et le Développement, dont la première déclaration est éloquente : "favoriser l’investissement privé partout dans le monde"… Quelle vision politique dès ses 21 ans !

histoirepopulaire.jpgA 27 ans il reprend donc ses études, bénéficiant d’un programme de gratuité pour service rendu à la patrie. Il soutient son doctorat à la Columbia Université, postule à Atlanta, au Spelman College qui n’accueille derrière ses barbelés que des jeunes filles noires, s’engage aussitôt dans la lutte pour la reconnaissance des droits civiques des noirs. Au passage, Martin Duberman nous livre une superbe étude des positions des intellectuels de l’époque sur la question noire, dont celle de Faulkner, qui ne trouvait rien à redire à cette ségrégation pourvu que l’état fédéral acceptât de mieux financer les universités noires qui, en effet, ne percevaient que 0,66% de la manne dévolue aux universités américaines... Ou Schlesinger, condamnant le "dogmatisme" des militants noirs, trop pressés (!) à ses yeux de recouvrer leurs droits et à qui il recommandait davantage de patience…

Howard, lui, face à "l’exquise courtoisie des Blancs du Sud", s’engageait totalement dans ce premier combat victorieux. Nous le suivons pas à pas, n’oubliant jamais les raisons de son engagement universitaire, même lorsqu’il sera nommé chercheur à Harvard, ce que d’aucuns auraient pris pour une consécration. Lui reviendra bien vite à Atlanta, avant de se voir limogé du fait de son activisme. C’est que Howard ne voulait pas simplement se payer de vains mots mais agir, concrètement, et très concrètement voulait peser sur l’ordre social américain, bien loin de ces engagements politiques de la génération 68 en France par exemple, qui n’aura rien touché à l’ordre social français. C’est qu’écrire l’Histoire, pour Zinn, ne s’entendait pas d’une posture purement théorique, n’engageant qu’aux controverses de salon ou aux stratégies de positons au sein du monde universitaire. Engagé dans sa vie d’abord, il en fera de même tant dans la conception du travail intellectuel qu’il va déployer, que de son rôle au sein de la poussiéreuse American Historical Association (AHA), regroupant les universitaires de sa discipline. Toute sa vie Zinn militera pour la réformer, posant la question de la prétendue objectivité savante, pitoyable cache sexe à ses yeux, Zinn ne cessant de rappeler à ses confrères leurs choix douteux à chaque grand moment de l’Histoire, comme celui du mouvement des Historiens "objectifs" qui, en 14-18, mirent sur pied le National Board for Historical Service, destiné à fournir au grand public des "informations fiables" sur la guerre, à savoir : 33 millions de brochures expliquant le rôle vertueux joué par les Etats-Unis dans ce conflit… Idem en 39-45 autour de la notion de Guerre Juste. Idem en 1961, quand le président de l’AHA déclarait que "l’abus d’autocritique affaiblit un peuple"… Oscillant toute sa vie entre marxisme et anarchie, Zinn sera resté d’un bout à l’autre exemplaire dans ses engagements, affirmant sans jamais faiblir que "demeurer un être humain est plus important qu’être historien".

  

 

 

Howard Zinn : Une vie à gauche, de Martin Duberman, traduction de Thomas Déri, éditions Lux, mais 2013, coll. Mémoire de l’Amérique, 392 pages, 24 euros, ISBN-13: 978-2895961635.

http://www.joel-jegouzo.com/article-howard-zinn-autour-d-emma-goldman-anarchiste-americaine-72972002.html

http://www.joel-jegouzo.com/article-howard-zinn-l-impossible-neutralite-118104006.html

http://www.joel-jegouzo.com/article-une-autre-histoire-de-l-amerique-45123967.html

 

 

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12 juin 2013 3 12 /06 /juin /2013 04:43

 

tisseron.jpgSerge Tisseron évoque son psychanalyste, Didier Anzieu, à qui un jour lui prit l’envie de parler en cours de séance, s’étonnant de ce qu’il lui répondit si volontiers, rompant avec la sacro-sainte loi de distance, de neutralité, pour peu à peu tisser avec son patient quelque chose comme un espace de symbolisation partagée.

Dans un hommage vibrant à cet homme qui sut si bien se porter à sa rencontre, Serge Tisseron se rappelle et témoigne, dans une langue simple, de la souffrance que font les blessures de l’âme. Il témoigne de sa propre expérience de patient, de sa pratique d’analyste, interrogeant la place du corps dans la cure -donc de l’émotion. Il parle de l’attention à ce qui fait obstinément retour dans le comportement d’un patient, de ce fil conducteur si fragile qu’il faut repérer et de l’aptitude, subtile, à formuler un problème de la bonne manière, au bon moment.

Tisseron atteste de ce qu’un analyste n’est pas sans désir, chaque fois embarqué dans l’aventure de la cure. Il parle du sens en partage, sans nier le caractère asymétrique de la relation, ni oublier ce que l’analysant peut devoir à l’analysé.

Il discute aussi cette place qu’occupe la psychanalyse dans notre société, qui a placé le traumatisme au centre de la vie sociale. Pourquoi la psychanalyse devrait-elle donner des réponses, là où d’autres, de nature politique souvent, devraient être apportées ?

Il aborde également la technicité du métier, les moments opportuns de la cure, la question des traumatismes oubliés, celle de la reconstruction du processus psychique, des pathologies associées, ou encore de ces habitudes mentales qui se sont mises en place autour de nos souffrances et dont parfois dépend toute notre vie sociale.

Il révèle surtout cette dimension de quête de l’analyse, au-delà des outils et des protocoles, qui appelle, peut-être, d’autres médiations et l’exigence, dans cette perspective, de l’interprétation ouverte, pour que les commentaires de l’analyste n’empêchent pas le patient d’explorer ses propres voies, rappelant combien toute explication juste peut être vécue comme une incursion s’il n’existe pas la structure psychique capable de la recueillir et révélant du coup la nécessité de libérer un espace où l’analysé pourra se formuler lui-même -aussi ambiguë que soit l’appropriation subjective, quand bien même articulée par l’introjection soutenue par ce tiers qu’est l’analyste. L’occasion, encore, de fonder en conscience au fond, plus qu’en connaissance, cette parole dialogique où s’évertue le prodigieux travail de co-symbolisation.

L’occasion, enfin, d’interroger la psychanalyse sur nos souffrances d’aujourd’hui, ou sur la diffusion de l’offre de symbolisation, la faculté curative des réseaux sociaux où chacun peut proposer des mots qui soignent, ou mettre en forme ce que d’autres vont valider pour sortir de leur souffrance. (Tant il est vrai qu’il existe "un vrai bonheur à symboliser", un bonheur qui ne peut être que "partagé", une résonance dont on éprouve chaque jour sur les réseaux sociaux la force et la fragilité, qui nous justifient si pleinement les uns auprès des autres).

  

 

Fragments d’une psychanalyse empathique, Serge Tisseron, ALBIN MICHEL, coll. Essais Doc, 3 janvier 2013, 200 pages, 17 euros, ISBN-13: 978-2226245342.

 

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11 juin 2013 2 11 /06 /juin /2013 04:32

barel.jpgL’idée que tout ce qui diffère dérange est une simplification naïve, affirme Yves Barel. Car il existe des marginalités compatibles avec l’ordre social en place (celle des extrémistes de droite par exemple), et des révoltes qui ne le détruisent pas et ne font que changer les hommes porteurs de cet ordre social -voyez aussi la "génération 68".
La dissidence est même une nécessité sociale : tout groupe humain voulant acquérir une identité doit se confronter à son altérité – au besoin en la fabriquant.
C’est si vrai qu’à certaines époques cette dissidence a été institutionnalisée. Tragiquement sous la forme d’un groupe émissaire, festivement sous celle d’un moment transgressif (les rites d’inversions carnavalesques).
Ainsi donc, la première question à se poser est celle de l’ambivalence de la dissidence sociale.
L’intégration équivoque des artistes dans nos sociétés contemporaines par exemple, traduit-elle une quelconque dissidence, ou bien n’est-elle pas plutôt un outil de la reproduction sociale ? La pseudo dissidence affichée par la plupart des artistes contemporains n’est-elle pas en effet l’expression d’un accord profond de la société avec elle-même ? Si bien que ce radicalisme de pacotille bien souvent, ne pourra apparaître que risible dans quelques décennies, sinon coupable…
Rappelez-vous : Marx disait toujours que les choses se reproduisaient deux fois : une fois comme tragédie, une seconde fois comme tragi-comédie...
Une société développant toujours une part de religion d’elle-même, il faudrait donc pouvoir distinguer tout d’abord la marginalité feinte, de la marginalité d’exclusion. Mais Yves Barel propose autre chose : une réflexion sur ce qu’il nommait la marginalité invisible. A savoir : une marginalité potentielle qui se révèle dans les événements dramatiques du social : le chômage, la précarité, l'exclusion. Une marginalité dont le caractère principal est d’être l’expression de ceux qui, au fond, désirent l’intégration sociale, mais ne peuvent y accéder -songer à nos générations d'enfants d'immigrés exclus, toujours, du pacte républicain. Une marginalité exprimant du coup deux univers sociaux et culturels distincts, au demeurant déjà pointée dans l’horizon des études sociologiques des années 1930, sous le vocable de marginalité sécante : sous l’apparence d’un continu, de la discontinuité surgit dans les vies qui y sont confrontées, organisant son travail de sape. Cette marginalité invisible conduit à l’existence de stratégies humaines et sociales construites sur deux plans, sanctionnant une image sociale brouillée.
Le premier signe manifeste de cette marginalité serait le retrait politique, selon Yves Barel. Ne pas voter. Ne plus voter. Ne plus jamais voter. Par exemple. Non pas cette fois la marginalité d’individus qui se marginalisent, mais celle d’individus qui marginalisent un mode dominant d'expression politique : le vote démocratique (si peu en fait). Non celle des minorités, mais celle de majorités marginalisées dans la société, et révélant de la sorte une société absente à elle-même. L'abstention électorale en est un bon exemple. Certes, en se retirant, ces marginalités permettent à la société et à son mode dominant de mieux exercer sa domination. Là est l'équivoque : la marginalité invisible est largement indécidable. Elle est une stratégie de l’équivoque, maintenant cet équivoque comme nécessité morale et sociale du moment. Pour qui voter, quand à l'horizon la peine reste la même ? Pourquoi voter quand la souffrance demeure ? Une stratégie qui impose de réfléchir en retour à la nature de cet équivoque et oblige à déplacer l’analyse sociologique de ses approches habituelles.
«Quand on se rabat sur le rapport au corps, observe Yves Barel, parce qu’on est fatigué du rapport au social», le sociologue ne peut pas ne pas réaliser que le social s’est d’un coup transporté dans le corps où l’autre semble échouer. Corps aux abois des millions de pauvres souffrant dans leur chair la mort lente qui leur est destinée.
La visibilité de cette marginalité, c’est ainsi de faire comme si elle détenait la solution (le repli sur le corps par exemple), alors qu’il ne s’agit en aucun cas d’une solution mais d’un état transitoire qui a le mérite de faire sortir du bois le besoin d’un renouvellement des outils au travers desquels une société tente de se saisir. Ou pour le dire autrement : de renouveler les narrations à travers lesquelles une société, un groupe, se donnent à lire. Il y a plus de huit millions de pauvres en France, Monsieur Hollande, par exemple.



Yves Barel, économiste et sociologue grenoblois, mort en septembre 1990. Il est l’une des personnalités du monde intellectuel français les plus injustement oubliées. Rappelons qu’il fut l’un des premiers, dès les années 70, à importer en France les outils conceptuels de l’analyse systémique. Et quant à sa carrière, il n’est pas anodin de noter qu’il décrocha l’ENA avant de voir son concours cassé par une décision inique visant à lui refuser son ticket pour la Haute Administration Nationale, cela parce qu’il était communiste. Fait rarissime dans l’Histoire de l’école, qui vit par ailleurs, en d’autres temps, l’un de ses concours reporté, pour permettre à un candidat -acceptable cette fois-, de le passer, alors qu’il faisait partie de la sélection française des J.O. Deux poids deux mesures, illustrés de belle façon…
La Dissidence sociale, de yves Barel, conférence prononcée au département « Humanités et sciences sociales » de l’Ecole Polytechnique, en 1982.
Le paradoxe et le système, Essai sur le fantastique social, de Yves Barel, Presses Universitaires Grenoble, réédition octobre 2008, ISBN : 2706114789.

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10 juin 2013 1 10 /06 /juin /2013 04:29

expulsion.jpgDu représentant du Préfet au policier sur le terrain, en passant par les pilotes d’avion, l’escorte, les médecins qui établissent les certificats médicaux, Marie Cosnay a interrogé cette longue chaîne mutique du commandement d’expulsion, listant les tâches, les responsabilités et surtout, le degré de conscience des uns et des autres. Du tribunal au tarmac, on découvre une foule de gens et de métiers en charge des expulsions de personnes en situations irrégulières. Une chaîne où les responsabilités sont émiettées, tactiquement, rappelant fort les études des historiens sur le fonctionnement de l’administration française de Vichy en matière de traitement de la déportation, et dont l’efficacité fut louée par l’Administration nazie. Ad nauseam, le morcellement des tâches était déjà l’une des conditions de l’efficacité du système. Cela permettait d’isoler les uns des autres les acteurs de cette servitude, les enfermant chacun dans des tâches routinières et aveugles quant à la réalité de leurs effets, leur loyauté et leur conscience professionnelle faisant le reste…

Même protocole administratif ici, avec en bout de chaîne, le même problème rencontré par l’administration nazie, quand sur le terrain, il s’agit de dévoiler les vraies aboutissements de nos actes collectifs. Ici, sur le tarmac, il s’agit de faire monter les femmes, les enfants, les vieillards, les malades, dans l’avion. Il s’agit de tirer, bousculer, porter. Pas facile pour les policiers des centres de rétention, à qui l’on avait parler d’une population dure et qui ont fini par fraterniser souvent avec ces populations fragiles, juste fragiles. Alors l’administration française a recruté des "gorilles", ainsi que les nomment ces mêmes policiers, qui viennent de loin, débarquent au petit matin et repartent dans la foulée après avoir fait le boulot sans état d’âme. Il faut lire le témoignage de O., policier d’un centre de rétention, la quarantaine, à jamais marqué par la honte d’avoir dû servir en pareille occasion. Il confie l’horreur de voir les enfants arrachés à leurs familles, les mères traînées sur le tarmac sans ménagement, les vieillards bousculés. O. raconte. Les mensonges de l’Administration : quand une expulsion se prépare, les policiers du centre de rétention ne sont pas mis au courant. L’administration leur ment sur leur destination, comme elle ment aux familles. Au pied du mur, on embarque des pauvres gens brisés. Le représentant de la préfecture, dans son témoignage, fait lui-même par mégarde l’association : il ne veut pas qu’on le prenne pour un nazi. Il a raison : il s’agit juste d’une Mémoire honteuse du fonctionnement de l’Administration française, qui conduit des milliers de fonctionnaires à l’abandon de toute responsabilité personnelle face aux conséquences que peuvent entraîner des actes nuisibles exécutés sur ordre de cette Administration.

Marie Cosnay a mis en perspective son enquête, ces témoignages souvent bouleversant, avec les grands textes de la mythologie. De Platon à Ovide. Des textes fondateurs d’un Droit dont il ne reste rien. L’ensemble est saisissant.

  

 

Comment on expulse : Responsabilités en miettes , Marie Cosnay, Editions du Croquant, Collection : Carnets d'exil, 17 novembre 2011, 118 pages, 14 euros, ISBN-13: 978-2914968997.

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9 juin 2013 7 09 /06 /juin /2013 04:00

 

valence.jpgCinquante-huit lettres comme autant de bouteilles jetées à la mer. J’ignore tout de Valence Rouzaud. J’ignore même s’il existe ou s’il a existé réellement. Passager clandestin d’un siècle débordé. Le monde ne serait plus un bateau ivre, regrette-t-il, à peine quelque cargo commissionnaire.

Paris en l’an 2000, une première missive pour ouvrir cette correspondance étrange d’un voyage sans bohême, le monde encore une fois garni de vide, à peine la froide horreur des villes où rien n’invite à méditer sur l’art poétique. L’art du poète ?, s’interroge Valence. Un art de fleuriste selon lui. Peut-être. L’art de placer le bon mot au bon endroit –mais ce serait alors accorder beaucoup à l’effet…

"Seul le pathos est voyou de la raison", affirme-t-il encore et la phrase m’arrête, me retient sur le bord de sa course, obviée, tout comme plus loin cette autre alors qu’enfin le soleil nous vient : "l’été, sa paresse nobiliaire". Ferais-je poésie de ces prélèvements bâclés, Valence obsédé de ce qu’on ne lise plus. Les poètes. Valence témoigne, le veut, de ce qu’il reste des usages non serviles des mots. La poésie serait-elle donc notre dernière consolation ?

Pourquoi m’envoyer cet ouvrage ? Je devrais savoir le lire pourtant. Mais les regrets de l’auteur m’envahissent. Est-ce faute de ne rien comprendre à rien ? "A la marge, il ne faudrait pas oublier que le poète est un marchand de couleurs en tête-à-tête avec demain". Je ne me reconnais pas dans cette divination, ni dans ce goût du marchandage. Le poète peut bien se faire Voyant, demain n’est pas son horizon, c’est celui des politiques il me semble, marchands de mauvais rêves… Mais il y a ces pages qui me touchent, parfois "bouleversées de silence", l’impression que Valence s’est tu déjà dès qu’il a commencé d’écrire, que son désenchantement est comme un paradoxe à force d’évoquer la possibilité poétique comme un monde inaccessible. Je l’ai lu comme cela, mal certainement, comme une écriture de l’effacement cherchant ce moment de rupture que le siècle lui refuse. Pourquoi écrire encore ? Sinon peut-être, il l’écrit, pour chercher quelque chose d’être dans la tonalité d’un écho. Le dispositif est pathétique. De ce pathos qui nous retient sur le bord de vivre. D’un pathos qui dit tout de même beaucoup de notre désaisissement commun. Curieux ouvrage au demeurant, scellé d’ajouts manuscrits, revenant sans cesse sur ce qui est imprimé, biffant ici, passant là une phrase au typex. Qu’est-ce qu’un livre ? Je me prends à me souvenir de ces recueils de poésie de l’avant-garde polonaise des années Trente, triturés jusqu’après leur mise en rayon, leur forme surgissant dans le pacte de lecture comme le moment de poésie le plus pur. Je me prends à aimer toutes ces imperfections de l’imprimé, raccords, ajouts, je rêve au sens que prend en définitive le simple rajout, dans la page imprimée, à la main, du mot "vous". Je songe à ce "h" de la page 62 qui manquait à l’ouvrage, à cet ajustage de dernière minute, à l’auteur penché sur son œuvre rectifiant encore, écrivant toujours, poursuivant dans la rature l’impossible clôture et dans ces petits riens typographiques, j’entrevois quelque chose qui serait la poésie même, bousculant l’auteur de ses ailes immenses.

  

 

Correspondance, Valence Rouzaud, édition Thierry Sajat, 3ème trimestre 2012, 12 euros, 9782351573419.

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8 juin 2013 6 08 /06 /juin /2013 04:00

Relisez ce roman par trop passé inaperçu. Moins médiatique qu’une Palme d’or, plus difficile qu’un film virtuose signé Tarantino, La Peau du loup mérite bien d’être lu et relu. Et pas uniquement parce qu’il évoquerait le poids d’une mémoire accablante qui nous est de moins en moins étrangère : cette voix qu’il invente a déposé son grain partout en Europe, celle des extrémistes de droite.

L'Autriche le sait bien assez, qui a pataugé longtemps dans le sang jusqu'aux chevilles, comme l’affirmait Elfriede Jelinek. Pays d'amnésiques, l'accession au pouvoir de l'extrême droite y consacra "la faillite des hommes de nationalité autrichienne devant leur histoire". Elle faisait un tel bruit autour du silence autrichien sur sa mémoire nazie !
Dans le village de Schweigein (silence), au bout du monde, un matelot se réveille en pleine nuit, en proie à un malaise indéfinissable. Il vient d'entendre un bruit qui a rempli toute la voûte du ciel. Une stridence qui paraît venir d'une vieille briqueterie en ruine. Inaudible d'abord, elle devient vite quelque chose de bestial. Un souffle à l’envers du souffle de l’Esprit, surplombant les hommes pour retomber sur eux comme ces couvercles de plomb sur les ciels de Baudelaire. Résonances sourdes de silhouettes, de figures sans image qui hantent la forêt. Figures dont on a confisqué l'image. Bientôt, des morts mystérieuses plongent le village dans l'ignoble. Tout tourne autour de cette briqueterie - un signe à déchiffrer. Sur le modèle du récit policier, le narrateur épie des objets qui se dérobent à la vue. Dans leur lente remontée au visible, il nous rend littéralement la vue. Mais la chose qui vient n'a tout d'abord ni visage, ni nom. "Il faut (même) se fabriquer des yeux d'oiseau de nuit" pour la voir, car elle est ignoble ! Seuls les cadavres semblent parvenir à ouvrir les yeux. Cette trace sanglante qui encercle le pays et l'enferme, le matelot la piste, avant de "partir, loin de cette prétendue patrie", où rôdent les nazillons en mal d'exaction.


La peau du loup, de Hans Lebert, édition Jacqueline Chambon, 1998, 512 pages, ISBN-10: 2877111784, ISBN-13: 978-2877111782

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7 juin 2013 5 07 /06 /juin /2013 04:16

 

eribon.jpgA l’heure où de sinistres ligues sont lâchées dans les rues, où le retour de l’extrémisme assassin s’accomplit au grand jour, où l’ambiance délétère de la société française, pleine d’effroi pour ce Dernier Virage à Droite qui la tente tellement désormais, éclate au grand jour, il y a tout à la fois quelque chose comme une sourde angoisse qui perce de cet essai de Didier Eribon, et l’espoir, immense, que nous avons peut-être la maturité de ne pas nous laisser enfermer dans les plis nauséeux d’on ne sait quelles annales typiquement françaises.

Effroyable verdict cependant, que celui que notre société prononce pour marquer les uns au fer rouge, distinguer les autres, installer des frontières hargneuses, hiérarchiser férocement les individus et les groupes -très tôt, à vrai dire, stigmatisant, enfermant, punissant. Effroyable société dont l’ambiance délétère fleurit sans vergogne.

Didier Eribon s’interroge sur les instruments de la domination que cette société ne cesse de forger, ainsi que sur ces mécanismes insidieux d’infériorisation qui soutiennent sa pédagogie de la domination, dont la seule ambition est plus que jamais celle de la reproduction sociale. Une violence inouïe sourd de tous les pores de cette société, dont il révèle qu’aujourd’hui encore elle provoque la peur, la terreur pour ces minorités qui ne peuvent vivre au grand jour leur être, nous racontant sa propre phobie au quotidien, parce qu’homosexuel, comme si la résistance aux valeurs putrides de cette vieille droite rancunière ne pouvait s’écrire que dans le martyre des chairs suppliciées.

Dans ce retour à son Retour à Reims, se remémorant son enfance, Didier Eribon examine des photos qui le montre dans cette famille dont il avait cru fuir le destin. Mais suffit-il de déployer les significations contenues dans les images pour comprendre les vrais enjeux qui nous retiennent sur le bord de nos larmes, si souvent consommées ? L’identité sociale affleure dramatiquement, réalise-t-il, dans ces images de son passé, prégnantes, trente ans, quarante ans plus tard, à clamer à tue-tête qu’il est bien difficile de rompre…

Pouvons-nous donner à voir ce dont nous aimerions parler ? Qu’ici par exemple, en France, la domination est devenue un art –littéralement- qui sait moquer l’humiliation que des millions d’êtres vivent au jour le jour ?

Didier Eribon raconte cette existence de crainte, sa vie, son enfance, ses photographies intimes qui tellement portent la marque de son humiliation sociale, où tellement s’inscrivent, lisibles comme le nez au milieu de la figure, les dispositifs du Pouvoir dont le seul objectif est de nous nuire.

Il revient aussi, beaucoup, sur la puissance d’aimantation du berceau familial, qui rend si difficile toute rupture réelle. Il revient sur sa vie, sa trajectoire, ses trahisons sociales, cette classe ouvrière à laquelle ses parents appartenaient et dont il ne voulait pas être à son tour. Il raconte encore et encore la difficulté d’être homosexuel dans un pays tel que le nôtre, et au delà, la difficulté de relever d’une identité minoritaire, montrant combien il est difficile de coïncider avec soi-même dans ce genre d'identité. Comme si, toujours, quelque chose du passé perdurait dans la vie présente pour la rendre instable, pour la fragiliser.

Didier Eribon s’interroge : "Quel effet de destin produit l’obligation de vivre dans les lieux de la relégation sociale ?", et nous incite à creuser à nouveau frais cette question sinistre.

Sommes-nous donc tellement désarmés qu’aujourd’hui il nous faille penser dans l’urgence et trembler devant un Etat qui nous protège si peu ?

Didier Eribon évoque The Scared gay Kid d’Allen Ginsberg, ce garçon apeuré qu’il était, ces identités des êtres qui par millions doivent vivre sous le régime de la peur . Il nous parle de cette société française qui a fini par ouvrir, béantes, partout, des vulnérabilités ontologiques. Il parle de la peur sociale des chômeurs, des SDF, des précaires, il parle du règne de la peur qui s’avance à pas de loup. Celle de ces ouvriers aussi bien, condamnés à renégocier un contrat social à la dérive. Il raconte la panique des gens, leur sourde inquiétude, la violence qui vient et qui commande notre rapport à l’ordre social. Il parle de l’obsédante dégradation de nos conditions de vie, de cette Misère du Monde qui nous étreint plus sûrement qu’elle ne le faisait il y a vingt ans, de la nécessité d’assumer une force collective puissante pour faire barrage à cette violence inouïe que la société française est en train de libérer sous nos yeux ahuris. Et du travail de compréhension des souffrances qu’il nous faut accomplir, de cette difficile réappropriation de soi que nous devons entreprendre, quand de plus en plus de pans de la société s’effondrent. Il témoigne de la manière dont cette domination s’inscrit dans les chairs, dans les mentalités. Le terrain est concret. La révolte, douloureuse, qui peut cohabiter longtemps avec la soumission, ou se déployer dans les cadres perpétrés par cette soumission. Mais à l’heure où de sinistres Ligues sont lâchées dans les rues, il est trop tard pour renoncer.

  

 

 

Didier Eribon, La Société comme verdict, Fayard, 24 avril 2013), Collection : Histoire de la Pensée, 280 pages, 19 euros, ISBN-13: 978-2213655833.

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