Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
18 septembre 2019 3 18 /09 /septembre /2019 09:44

Réfugiée, Hannah Arendt le fut et le raconte, l’analyse et nous surprend par la conclusion qu’elle apporte à sa réflexion. Elle s’y adonne au nom de tous ceux qui ont été contraints de fuir leur pays d’origine. Au nom de tous ceux qui ont été contraints d’opter pour un nouveau départ. Ailleurs. Et par optimisme. Au nom de ceux qui ont tout quitté par optimisme. Confiance en l’être humain : ailleurs, nécessairement, les hommes devraient pouvoir s’entendre, non ? Mais elle raconte surtout ce qu’il en coûte d’abandonner la familiarité de la vie quotidienne. Ce qu’il en coûte de perdre son environnement, ses proches, ses amis, son travail, mesurant ligne après ligne ce qu’il lui en a coûté d’émigrer. Perdre sa langue, c’est-à-dire le «naturel» de ses réactions, «la simplicité de ses gestes». Avec au bout parfois pas même l’espoir de trouver sa juste place dans la société d’accueil. En outre, en arrivant sur le sol qui l’hébergeait, elle dut accepter l’énorme sacrifice qu’on exigea d’elle : celui d’oublier. Jusqu’à «ces histoires de camps», trop culpabilisantes pour qu’on tolérât leur rappel. Comme tant d’autres, exister ailleurs commandait d’oublier. De retrancher. Pour construire cet avenir incertain que le monde avait à proposer. Retrancher et arborer sa reconnaissance. Un devoir moral. Et Hannah Arendt de démontrer combien cet impératif d’optimisme est dangereux : nombre de réfugiés y succombent, aboutés qu’ils sont à leur fragilité que le devoir d’optimisme ne peut tolérer. De sorte que ne s’offre aux réfugiés, la plupart du temps, qu’une liberté négative : non seulement le réfugié doit se battre nuit et jour pour s’arracher au flot des vagabonds, mais, sommé jour après jour de justifier son existence dans le pays d’accueil, il doit lui manifester sa soumission, en réalité, plutôt que son adhésion. Et Hannah Arendt de rappeler son expérience du camp français de Gurs, où elle fut un temps enfermée, sommée d’accepter d’y vivre comme «prisonnière volontaire», soumise aux caprices d’une administration délirante. Gurs… Les premiers prisonniers volontaires de l’Histoire contemporaine... Emprisonnée parce que juive allemande… Des réfugiés, nous dit Hannah Arendt, on attend qu’ils renoncent à leur identité. Ils ne le doivent pas, affirme-t-elle : ils sont l’avant-garde d’une possible souveraineté de l’humanité. Qu’ils conservent plutôt cette identité plutôt qu’il ne l’aplanisse sous les artifices de la loyauté : c’est autant le pays hôte qu’eux-mêmes qu’ils enrichiront.

Hannah Arendt, Nous autres réfugiés, Allia, janvier 2019, 44 pages, 3.10 euros, ean : 9791030410211.

Partager cet article
Repost0
17 septembre 2019 2 17 /09 /septembre /2019 07:45

La terre a amorcé son agonie. Ses sols sont épuisés, son eau bientôt impropre à la consommation, son air irrespirable. Les riches, irresponsables, qui sont aussi ceux qui dirigent froidement les nations, ont envoyé sur Mars une mission d’exploration : le sol terrien est fichu, contaminé, empoisonné, il faut à présent tenter de faire pousser des plantes en serres à l’autre bout du système solaire. Mars n’est qu’une étape vers des destinations plus lointaines : il s’agit donc d’y créer artificiellement de nouvelles conditions de vie humaine. Thersimacles, notre narratrice, est géologue et agricultrice. Elle raconte ses sept mois de voyage vers Mars. Ses renoncements, les changements qui se sont opérés dans son corps, les mutations génétiques prévisibles. Deux mois après leur arrivée, deux femmes de la mission sont tombées enceintes. Deicoon est l’un des pères. Qui très vite disparaît, tandis que l’on découvre aux abords de la mission d’immenses empreintes de chien. La fable pétrifie, elle est comme une projection dans les temps antiques, la régression vers ces horizons dont on croyait s’être débarrassés, où la violence était la seule ligne de fuite possible d’une piteuse humanité. Voulons-nous réellement devenir martiens ?  Récit de fin d’humanité et de l’enfance d’autre chose, indécidable encore, ce que l’auteur nous laisse entrevoir, ce sont les rêves de voyageurs englués dans l’immensité, qui n’ont jamais su prendre ni la mesure de leur responsabilité, ni celle de cette immensité. Deicoon, peu à peu, s’est éloigné de ses collègues, de ses amis, de sa propre humanité : «J’ai été humain». Comment l’être encore en effet ? Qu’est-ce qui nous porterait à l’être ? Embusqué désormais, il est l’immensité indomptable qui veille : «lorsqu’ils seront prêts à parcourir l’univers, j’aboierai si fort que la Terre tremblera».

S’il est une morale dans ce conte, je la vois s’exprimer comme par la bande dans un passage du journal de Deicoon qui nous est rapporté, lorsque celui-ci évoque son expérience de la guerre d’Irak, sans songer qu’il parle au fond de la destinée humaine : «Le premier homme n’était qu’un pauvre soldat irakien qui pataugeait dans le pétrole avec l’intention de se rendre». Il faut entendre ce Premier Homme au sens le plus fort de l’expression, témoin d’une humanité confisquée, non par des dieux, mais par ces monstres semblables aux décideurs qui envoyèrent sur Mars la mission dont il est question dans l’ouvrage.

Daniel Besace, Cerbère, édition Riveneuve, avril 2019, 138 pages, 15 euros, ean : 9782360135684.

Partager cet article
Repost0
14 septembre 2019 6 14 /09 /septembre /2019 07:04

Une pièce que Camus admirait, dénonçant la sauvagerie de la répression espagnole : «Il fallait dégoûter à jamais un peuple de la révolution»… On voit bien comment fonctionnent toutes ces dictatures qui avancent masquées ou non, un discours mensonger aux lèvres, la force des armes répressives en bandoulière, ainsi qu’il en va dans la France de Macron par exemple. Venezuela, juillet 1812. Simon Bolivar est en fuite. La répression s’abat, monstrueuse. Montserrat est révolté par les massacres perpétrés contre le peuple. Lui, haut dignitaire de l’état, se refuse à fuir alors qu’on l’en presse dans son entourage. Littéralement, les forces de répression agissent envers les indiens comme s’ils n’étaient que du bétail. Mais la répression veut mettre la main sur Bolivar. Six otages ont été capturés. Leur vie dépend des réponses que Montserrat apportera pour permettre la capture de Bolivar. Dans l’Acte II, Montserrat est seul, confronté aux otages qui le pressent de livrer Bolivar. Il a beau leur expliquer qu’il est de leur côté, bien évidemment, ces derniers ne veulent pas mourir et le somment de livrer Bolivar. A la fin de la scène, les otages veulent le tuer pour se libérer de ce chantage. Izquierdo, l’Inquisiteur, sauve Montserrat et fait exécuter un potier. Puis un marchand, puis un comédien après exigé de lui qu’il joue son propre rôle. Puis une mère de famille. Montserrat est sur le point de céder. L’une des otages, Eléna, l’en interdit. Elle est la vraie héroïne de la pièce, elle, sans nom, sans vie, sans horizon, humble parmi les humbles, femme du peuple, préférant se sacrifier plutôt que de subir la domination abjecte des espagnols. En quoi Montserrat nous concerne ? Camus n’a cessé d’y songer, articulant essentiellement son propos à la figure de Montserrat, dans l’oubli d’Eléna. D’elle, je retiendrai que le désespoir est la certitude du néant et qu’on ne peut lui céder. D’elle, femme du peuple, je retiendrai que la vérité des puissants est honteuse, qui ne sait que bafouer les Droits de l'Homme et mutiler les êtres humains, les éborgner, les estropier. D’elle, je retiendrai que les témoignages irréfutables des victimes sont la force d’un monde autre déjà, le seul digne d’être proclamé humain. Dans la (f)Rance de Macron, aujourd’hui, «il faut dégoûter à jamais le peuple de la révolution», de la justice, de la dignité. Nous sommes précisément dans cet espace de sacrifice et d’otages que Montserrat décrit, où la trahison des élites protège une idée vile de l’homme.

Emmanuel Roblès, Montserrat, Livre de poche n°2570, 158 pages, 5.30 euros, ean : 9782253003533.

Partager cet article
Repost0
13 septembre 2019 5 13 /09 /septembre /2019 06:39

La Fondation est à présent entre les mains du Mulet, un mutant. Imprédictible. La seule certitude que l’on ait, c’est qu’il est habile à manipuler les êtres. Donc prédictible… Disposant de tous les pouvoirs, ayant accès à toutes les ressources de la Fondation, il ne répond plus qu’à son seul impératif : déployer son autocratie.  La quête du Mulet n’est pas celle de la Fondation. Ou plutôt, voilà longtemps qu’il est à la recherche de la Seconde Fondation, qui tente d’annihiler son pouvoir. Le Plan initial du créateur de la Fondation, Seldon, postulait que la Première devait ignorer l’existence de la Seconde. A terme, l’assujettissement des élites et la fondation d’une société mentaliste. Le Mulet enquête donc, découvre l’existence de cette Fondation nouvelle, localise sa base mais de rebondissement en rebondissement, Le Mulet est à son tour le jouet d’une manipulation particulièrement audacieuse. Comment s’en sortira-t-il ? Toujours aussi magistral, Stéphane Ronchewski nous livre une interprétation solide, plongeant sans répit le lecteur dans la mathématique d’une quête sinueuse. Et s’en sort bien, aux prises avec un texte millimétré, plus fait pour un lecteur scientifique que littéraire croirait-on. Pourtant, il parvient à nous rendre passionnantes les explorations théorétiques auxquelles se livre Asimov, toujours en quête d’une science nouvelle, toujours en quête de définitions, d’hypothèses, de démonstrations. Ronchewski déjoue avec hardiesse les pièges d’un lexique scientiste et cette focalisation d’Asimov sur la dimension théorique du discours. Là où Asimov raisonne, Ronchewski anime. Il bouillonne, nous conduisant mine de rien au vrai de l’écriture d’Asimov : son bouillonnement intellectuel. Et c’est tout le processus de la création littéraire qu’il finit par nous restituer, la seule vérité d’un texte qui ne fait que camper sur des prétentions analytiques. Car Fondation est un texte littéraire. Et ses nécessités dramatiques sont littéraires, lisibles jusque dans l’ironie des réparties. Le canular n’y est jamais bien loin. Quelle ironie, du reste, que ces robots défaillants ! La machine fictionnelle a beau emprunter au protocole scientifique, Ronchewski nous la restitue avec sérénité pour ce qu’elle est : un récit de science-fiction, un récit littéraire. Du grand art !

Seconde Fondation, Livre III, Isaac Asimov, lu par Stéphane Ronchewski, Audiolib, traduction Pierre Billon, couverture Alain Brion, 21 août 2019, éditeur d’origine : Denoël, durée d’écoute : 11h01, 1 livre audio CD MP3 605 Mo, 19.90 euros, ean : 9782367628455.

Partager cet article
Repost0
12 septembre 2019 4 12 /09 /septembre /2019 08:22

C’est l’histoire d’une chanson. De celles qui vous donnent des frissons, qui lèvent les foules, qui soulèvent les peuples et renversent les dictatures. D’une chanson portugaise, alors que la dictature dure depuis plus de 40 ans. 1970. Tout semble figé. Le Portugal est enfermé dans son XIXème siècle. 25% d’analphabètes. Un chômage monstrueux, une espérance de vie du Tiers-Monde. Pas de sécurité sociale. La misère partout. Le Peuple liquéfié. L’émigration, massive. En 68, Marcelo Caetano a remplacé Salazar. Rien ne change. Pourtant çà et là surgissent des manifestations. Courageuses. Réprimées dans le sang. Mais ils sont de plus en plus nombreux à redresser la tête. Il ne manque qu’un souffle. Qui se fait attendre : en 74, la dictature semble invincible. Lisbonne bruisse pourtant de rumeurs. Quelque chose se prépare, on le sent, l’atmosphère est électrique. Mais le pouvoir ne tremble pas : il sait mater les foules. Il en a acquis l’expérience depuis plus de 40 ans. Ce qu’il ne voit pas, c’est qu’en son sein même l’édifice vacille. Loin tout d’abord : à des milliers de kilomètres du Portugal. L’Afrique se crispe. Exige son indépendance. Pays après pays, tout l’édifice colonial est mis en péril. Or, dans les années 60, le Portugal s’est engagé dans une guerre coloniale d’un autre temps : il s’est lancé à l’assaut du Mozambique, de l’Angola, de la Guinée, de toute l’Afrique australe dont il se propose, fort de son expérience, de mater les révoltes. Les africains se rebellent, contraignent les portugais à envoyer toujours plus de troupes. On compte alors quatre fois plus de portugais engagés en Afrique que d’américain au Vietnam ! 74. Les américains se retirent justement du Vietnam. Caetano s’entête. Invente des bataillons disciplinaires pour y envoyer les fortes têtes cultivées. Des jeunes gauchistes. C’est l’erreur fatale qu’il commet. Instruits, ils s’y retrouvent vite officiers. La guerre est absurde, ils en répandent l’idée que les soldats reprennent vite : la réalité est têtue. Les soldats commencent à se structurer sous la houlette de ces jeunes capitaines. 1973. Trente-six d’entre eux se réunissent à Evora. Ils viennent de tous les corps d’armée. Ils veulent renverser le régime. On se rappelle de Carvalho, moins des autres. Mais en mars 74, Vasco Lourenço est arrêté. De Carvalho prend la tête de la conspiration. Le Général de Spinola rejoint les séditieux. Caetano le limoge. Le 16 mars, à 4h du matin, le 5ème régiment d’infanterie de Caldas de Rainha marche sur Lisbonne. Cette première tentative échoue. Les capitaines rédigent en secret un programme politique. Mais ils savent que la clef de la victoire sera la communication. Il faut s’emparer des médias, le Peuple est prêt. Ils s’y attellent. L’idée, c’est qu’il faut également pouvoir, le jour J, prévenir toutes les unités du soulèvement au même moment, déclencher partout sur le territoire portugais l’insurrection. Les discussions s’engagent. Le signal sera une chanson. Sur la radio portugaise. Que l’on programmera le 25 avril 1974 à minuit. D’ici là, tous les libraires portugais se liguent pour participer à la conspiration et relayer l’information vers les camps militaires. Le choix de la chanson, tout comme de l’émission dans laquelle la diffuser n’a pas été immédiat. On décide finalement que le signal passera dans l’émission culte «Limite», d’une radio catholique d’état où souffle encore un très léger vent de liberté malgré la censure. Et quelle censure : le programme doit être avisé en amont et en direct par des censeurs, chaque chanson, chaque musique, chaque parole… Les capitaines ont songé à un chant de José Afonso : Cantigas do Maio. Mais la censure veille. Finalement, on opte pour Grândola vila Morena, du même Afonso, qui sera précédée de la lecture de la première strophe de la chanson : «Terre de fraternité, c’est le peuple qui commande»… à Minuit et vingt minutes précises. On connaît la suite : une chanson pour amorce, une fleur pour emblème, l’œillet, et la Révolution s’emballe. La Police politique n’y a vu que du feu, bien qu’à minuit, le censeur présent dans le studio se soit posé la question. Le chant semble anodin, qui vante la beauté d’un petit village Portugal quelconque. Le terroir, quoi de plus rassurant aux yeux d’une dictature ? Mais il se rappelle que le 29 mars, lors d’un concert autorisé jusqu’à minuit, une foule immense avait repris ce chant pendant trente minutes à la toute fin du concert… Un chant qui rassemble. Un chant capable de soulever les foules, de parler au cœur de chacun, de porter chacun au-devant d’autrui, une vraie force incitant les gens à bouger, à se soulever, un chant concentrant toutes les valeurs universelles d’une humanité en quête de dignité, de liberté, d’égalité... Le chant souleva tout le Portugal comme un seul homme. C'en était fini de la dictature.

Mercedes Guerreiro, Jean Lemaître, Grândola vila Morena, édition Otium, collection Paroles, septembre 2019, 120 pages, 15 euros, ean : 9791091837170.

Partager cet article
Repost0
11 septembre 2019 3 11 /09 /septembre /2019 06:34

Rue Léon, dans le XVIIIème arrondissement de Paris. Quartier de la Goutte d’Or. Post-Lampedusa, dit l’auteur. D’emblée, la rue Léon est comme sa propre caricature, avec ses airs de «ville bombardée»… Le tableau est sombre. Très. Qui fait l’impasse sur les bouleversements sociologiques qui affectent le quartier depuis au moins 15 ans, depuis que les bobos ont envahi le coin et ouvert leur «rue de la mode», où l’on peut découvrir derrière des vitrines tendances des robes de couturier à 1 000 euros pièce… Beyrouth, la Goutte d’Or ? On se demande à quoi joue l’auteur, s’il connait seulement le quartier, s’il n’a pas choisi plutôt de le soumettre à sa propre fantaisie, à cette mythologie très seizième (arrondissement) d’insalubrité publique… Rue Léon… «Une rue de sauvages»… Et d’en rajouter en croquant un Barbès plus noirci que jamais… Du Zola nous dit l’éditeur en quatrième de couverture… Vraiment ? Zola n’aurait pas à ce point trahit ses propres descriptions en déployant un vocabulaire inepte… C’est que notre narrateur, pour en décrire finalement la beauté, ne fait que puiser aux sources du vocabulaire chrétien pour évoquer son «visage de Madone»… Barbès, un visage de Madone ? A quelques pas, une rue plus pittoresque encore. Avec ses appartements ouverts aux quatre vents, des filles de l’Est à poil reluquées par notre héros, Abad, provoquant seins à l’air une émeute au niveau des trottoirs, là où la foule des croyants s’est réunie pour la prière du vendredi soir. On voit le ton de la charge : du Charlie plutôt que du Zola. Abad découvre donc la sexualité. Il a treize ans et déjà, il est comme indomptable. Quand il ne reluque pas les seins des femmes, il imagine des Femens échauffant la Goutte d’or. C’est amusant. Sa pauvre maman syriaque, chrétienne donc, se voit contrainte par les services sociaux de l’envoyer faire une analyse. Etonnamment : depuis quand les services sociaux du XVIIIème arrondissement déploient-ils un tel zèle ? Imaginez : prendre en charge une analyse –sur divan qui plus est- pour sauver les oubliés dudit arrondissement… Passons… Une analyse donc, chez Ethel. L’occasion de farcir le roman de plus de cultures encore qu’il n’en brassait –pas mal déjà, d’Est en Ouest et de Nord en Sud, du littéraire au cinématographique… Passons. Why not ? Sinon que l’analyse en question n’a finalement d’autre objet que celui d’une digression, et d’augmenter le récit d’une période émouvante, sinon poignante, l’Ethel en question ayant éprouvé, traversé, l’épouvante de la tragédie que vécurent les juifs sur le sol français –et nous le contant. Et puis, Abad chez Ethel, on tombe presque dans «La vie devant soi» d’Ajar, après avoir croisé Doinel au fil des pages. La ronde des personnages nous y invite, tout comme elle invitait au «zolisme» -n’ayons pas peur d’un néologisme grotesque… On a ainsi Gervaise, qui vend son corps au fond d’une impasse et dont Abad est devenu le confident. Et Odette, Paris sur les toits, Saint-Bernard. Et un nouveau dans la classe. Un Moldave que notre cher Abad prend en charge. C’est beau. C’est généreux. Avant de s’attaquer au dur du quartier, Omar, qui a décidé qu’il ferait de la rue Léon son califat. Abad renversera le califat d’Omar. Rachetant au passage la voix d’une jeune femme tue sous des tonnes de voile. Peut-être le seul moment un peu enlevé du récit. Voilà. Un beau roman en somme. Qui satisfait le goût téléguidé d’un certain lectorat pour la multiplication des références littéraires, à défaut de multiplier le pain ou le vin. Un livre plus fait pour cette mémoire cultivée que pour la Goutte d’Or.

Sofia Aouine, Rhapsodie des oubliés, La Martinière, 29 août 2019, 252 pages, ean : 9782732487960.

Partager cet article
Repost0
10 septembre 2019 2 10 /09 /septembre /2019 08:10

Superbe biographie romancée du baryton Roger Ventós, né à Sète en 1939, d’un père tirailleur sénégalais et d’une mère espagnole, Mireia, anarchiste, réfugiée en France. Avant de mourir, celle-ci le renvoya adolescent à Barcelone, où vivait son frère. Il sera élevé dans les coulisses d’un cabaret : le théâtre des merveilles. Un cabaret de variétés ouvert en 1935, où Mireia fut elle-même recueillie pour y devenir la première femme machiniste de l’histoire du théâtre. Anarchiste, charismatique, quand vint juillet 36, c’est elle qui prit en main la salle au nom de ses camarades comédiens et techniciens. Les anciens propriétaires acceptèrent d’intégrer l’équipe comme simple collaborateurs : le lieu était toute leur vie. Le théâtre fut donc collectivisé. Il changea de répertoire, pour offrir un mixte étrange de chants révolutionnaires et de scénettes de variétés. Un théâtre dont la charte reconnaissait expressément la dignité des danseuses érotiques, qui officiaient magiquement en entrecoupant leurs numéros de déclamations révolutionnaires ! Puis en 37 l’horreur s’abattit sur la ville. Mussolini bombardait Barcelone. Le théâtre resta ouvert coûte que coûte, offrant refuge et divertissement jusqu’au putsch de Franco. Mireia détruisit alors ses archives et rédigea un faux pour disculper les anciens propriétaires de s’être compromis avec  la Révolution. Grâce à ce faux, ces derniers purent recouvrer leur bien. Mais Mireia, qui était connue pour son activisme révolutionnaire, dut prendre la fuite. Enfermée au camp d’Argelès, c’est là qu’elle rencontra le futur père de Roger : un tirailleur sénégalais affecté à la garde du camp, qui la protégea avant de l’aider à fuir l’enfer du camp français. Elle finit par s’installer à Sète. Concierge, chichement rémunérée, se sacrifiant davantage encore pour permettre à son fils de prendre des leçons de piano et de chant. Lluís Llach raconte avec ferveur cette vie, son sacrifice, cette histoire, l’Espagne anarchiste, la terreur de Franco, l’installation du jeune Roger dans le théâtre où vécut sa mère jeune, toute l’humanité d’une entraide que les poussées d’une Europe vile ne purent abattre. C’est là, dans ce lieu littéralement impropre à toute culture classique, que Roger Ventós put surgir, avec la complicité et l’admiration de danseuses nues conquises par sa passion. Et c’est depuis ce lieu que Roger Ventós conquit à son tour les plus grandes scènes internationales, n’oubliant jamais d’où il venait, s’interrogeant avec une profondeur inouïe de pensée sur l’articulation si délicate entre l’homme qu’il demeurait et le personnage qu’il devenait, simple outil de promotion dont il se méfia toute sa vie plutôt que de s’y laisser engloutir. Au passage, bien évidemment, compte tenu de la personnalité de l’auteur, le récit s’envole en magnifiques réflexions sur la musique et le chant.

Lluís Llach, Le théâtre des merveilles, Actes Sud, traduit du catalan par Serge Mestre, mai 2019, 388 pages, 23 euros, ean : 9782330121327.

Partager cet article
Repost0
9 septembre 2019 1 09 /09 /septembre /2019 08:25

Le nucléaire, encore. La Russie, toujours. Peut-être trop commode, qu’elle soit celle de l’URSS ou celle de Poutine : un  épouvantail toujours brandi avec complaisance dans l’histoire du monde occidental, le dédouanant de n’avoir jamais réfléchi à ses propres méfaits… L’URSS donc, au temps où elle expérimentait ses sales bombes et ce fameux nucléaire civil, unanimement encensé dans le monde comme sans risque et quasiment non polluant… Une farce que nous continuons de vivre… Là, le roman s’ouvre sur une région biffée de toutes les cartes russes, dans une ville invisible, artificielle : Tomsk 7. Début 1989. Anton a 20 ans. Il est né et a grandi à Tomsk 7. Imberbe. Pas un poil, pas un cheveu : les effets d’une exposition prolongée aux radiations d’un nucléaire passablement mal maîtrisé. Anton n’a qu’un ami dans cette ville : Sacha, toujours malade. Ils habitent tout près de la centrale «atomique». Et tous deux, accompagnés d’Ivanka, aiment à se promener dans la forêt, derrière la centrale. Tomsk 7. Des milliers d’ouvriers anonymes  y travaillent. Pas de gare, une seule route et une garnison militaire pour sceller le mutisme des gens.  Loin d’eux, les secousses telluriques du monde soviétique. Gorbatchev. La Russie semble se redresser. Déjà dans la coulisse un jeune oligarque fait parler de lui : Boris Eltsine. Un bras de fer est engagé entre ces deux-là, et le KGB, dont l’un des officiers supérieurs n’est autre que l’oncle d’Anton. Or ce dernier veut quitter Tomsk 7 pour vivre à Moscou. On a compris quel rôle allait jouer ce personnage : simple embrayeur, sinon remblayeur, qui nous révèle la matière du récit. A Moscou, dans l’entourage de son oncle désabusé, Anton nous fait découvrir la crise qui se noue en 89. Aux yeux du KGB Gorbatchev affaiblit l’URSS. Iouri s’en méfie donc, négocie avec le député Eltsine, un fanfaron, mais qui sait manœuvrer. Iouri sait que les heures sont comptées, que l’URSS ne va pas y survivre. Il négocie donc autant qu’il le peut, avec tout le monde, par exemple les candidats à faire élire «démocratiquement» aux élections que Gorbatchev et Eltsine veulent précipiter, tout en ne pouvant s’empêcher de penser que demain, tout le pays tombera entre les mains de la mafia. Raison pour laquelle il rencontre aussi un gros bonnet de la mafia. Le KGB peut-il tirer son épingle du jeu ? Pour l’heure, Iouri tente surtout de récupérer l’immense fortune acquise par le KGB et planquée dans des banques allemandes… 1989. Le mur tombe. Les citoyens, fiévreux, songent que la liberté est proche. Ils se trompent : en coulisse, on travaille à reconstruire cette verticale du pouvoir qui sait si bien entraver tout élan démocratique. Et Anton dans cette histoire ? L’auteur en a fait un voyant, qui nous ouvre l’accès aux complots tramés contre Gorbatchev et Iouri. A l’époque, toute la Nomenklatura consultait, il est vrai. Le roman flirte donc avec le conte de fées, brosse l’arrivisme des dirigeants passés ou avenirs, qui se ressemblent tous, et bien que ravalé au rang de décor, Anton nous offre l’opportunité d’en apprendre un peu sur ce moment où l’on dut gouverner dans la tourmente, pour annihiler ce qui risquait de surgir : la démocratie…

Olivier Rogez, Les hommes incertains, Le Passage, mai 2019, 384 pages, 19.50 euros, ean : 9782847424195.

Partager cet article
Repost0
6 septembre 2019 5 06 /09 /septembre /2019 08:41

Le Tour de France. «Je veux le maillot jaune»... A n’importe quel prix. Dans le Tour, sans parler des fameux maillots, pour gagner une étape les uns sont prêts au suicide, les autres au meurtre. Ou à la trahison. Marc, franco-colombien, trois poumons de naissance, n’a jamais songé ni à trahir, ni à se suicider aux produits dopants. Dans l’équipe de Steve, il sert son leader depuis des années avec un dévouement qu’on ne connaît à nul autre. Steve, l’américain. Qui sans lui perdrait chaque année le tour dans les étapes de montagne, où Marc, le grimpeur, se sacrifie sans broncher, l’entraînant dans sa roue pour le poser littéralement devant lui sur la ligne d’arrivée. Le Tour donc. 6 000 calories par jour. Marc n’a rien connu d’autre que cette vie, pour et par le vélo. Et cette année encore, Marc n’entend pas déroger à sa règle : il fera gagner Steve. Malgré les tentations : Steve est au meilleur de lui-même, mais tout le monde sait que Marc est plus fort que lui, plus fort que quiconque sur ce Tour. 198 coureurs au prologue. Le Tour en verra 52 abandonner. Epuisés. Meurtris. Et puis… tout se délite très vite avec cette mort suspecte d’un autre leader, qui va installer une sale atmosphère dans la course. Un commissaire, dépêché sur place, demande à Marc d’espionner pour son compte. L’assassin est dans le Tour. Car il s’agit d’un meurtre. Et le coupable est parmi eux. Un coureur peut-être. Ou bien un technicien. Ou bien Marc lui-même ?... On va suivre désormais étape après étape l’évolution de l’enquête, rassasiée de crimes qui s’enchaînent férocement sur la Grande Boucle. Tout autant qu’on va suivre avec passion, pour mieux tenter de comprendre les raisons de ces crimes et identifier les coupables, les courses, les stratégies et les ambitions. Ce jusqu’à la dernière étape, jusqu’à la dernière minute de cette dernière étape ! On songe ici au coup de théâtre du Tour 1989, Fignon perdant dans cet ultime contre la montre le maillot jaune pour huit petites secondes derrière Greg Lemond… Ahurissant dernier acte d’une tragédie cycliste sans comparaison dans l’histoire sportive. Le roman est donc réglé comme une horloge, multipliant les coups de théâtre, ménageant le suspense jusqu’à l’ultime conclusion, à la dernière ligne de la dernière page. Mais, mieux qu’une simple habileté d’écrivain, il nous emporte aussi par l’analyse sans pareille qu’il nous offre de cette immense compétition aujourd’hui défaite sous des tombereaux d’intérêts financiers. Les magouilles bien sûr, le dopage, les accords entre équipes, mais pas que : on éprouve toutes les batailles, tous les questionnements du peloton, les sacrifices des «petits» pour qui finir le Tour est une bataille. Car si on joue au foot, en revanche on ne joue pas dans le Tour. L’effort y est surhumain, avec ou sans médication criminelle. Le Tour reste un combat contre soi-même, une guerre contre tous. On est dans le roman avec les équipiers obscurs, tout autant qu’avec les vedettes, depuis les souffleries embarquées dans les camions pour profiler les positions, avec tout le barnum de l’encadrement scientifique des coureurs, jusqu’aux moments de solitude des uns et des autres. Quant au fil du récit, peu à peu se dessine une victoire improbable. Et l’on se dit en refermant l’ouvrage, qu’il a saisi le meilleur thème que l’on pouvait imaginer pour un polar, tant l’adéquation est forte entre le genre littéraire choisi et le sujet du roman. C’est un grand Tour de France que nous offre Patterson, tel que la société du Tour ne sait plus en produire…

Jorge Zepeda Patterson, Mort contre la montre, Actes Sud, coll. Actes Noirs, traduit de l’espagnol (mexicain) par Claude Bleton, juin 2019, 332 pages, 22.80 euros, ean : 9782330121976.

Partager cet article
Repost0
5 septembre 2019 4 05 /09 /septembre /2019 08:33

10 septembre 1960, Rome. Les marathoniens vont s’élancer. Parmi eux, dossard 11, Abebe Bikila, l’éthiopien. Il a 28 ans. Personne ne l’attend à l’arrivée, sinon toute l’Ethiopie, Addis-Abeba suspendue au fil de la course, seule à croire qu’Abebe peut entrer dans le trio des vainqueurs, sinon dans l’Histoire. Mais les transmissions ne sont pas bonnes. A vingt kilomètres de l’arrivée, on apprend tout de même qu’Abebe court aux côtés de l’homme de tête. Derrière lui et avec une facilité qui déconcerte. Impatient d’en découdre avec l’Histoire, impatient de venger l’Ethiopie que Mussolini défia dans un discours belliqueux le 2 octobre 1935, avant d’envoyer ses troupes l’occuper et massacrer ses populations. Le 5 mai 1936, Addis-Abeba tombait. Le 9 mai, Victor-Emmanuel se proclamait empereur d’Ethiopie. Abebe court. Coher a endossé son identité pour nous raconter cette course. Il mime donc, de page en page, les foulées d’Abebe, le dépossédant de son identité et de sa victoire au final : dans ce roman pourri de citations latines, c’est toute la culture éthiopienne que l’on attend en vain, absente, méprisée, trahie une nouvelle fois,  écrasée sous le poids de singulières réflexions : «courir ne s’apprend pas», assène l’auteur… Vraiment ? Courir le marathon ne s’apprendrait pas ? J’ai connu des marathoniens originaires d’Afrique qui vous en remontrait à ce sujet, Sylvain Coher… Qu’avez-vous donc écrit ? Qu’un berger éthiopien avait cela forcément dans le sang ?... On mesure ici le préjugé sous-jacent… Rehaussé par les rêves dont il pollue la tête d’Abebe, contraint sous sa plume de méditer en… latin ! Quelle farce ! Abebe citant les évangiles, confisqué pour ainsi dire une nouvelle fois par notre «brillante» culture occidentale… Quelle vérité colle aux basques des marathoniens africains ? La course est longue, le roman s’allonge, peine à exhiber autre chose que sa suffisance, clairsemée de réflexions pseudo-philosophiques puisqu’il s’agit de parler des hommes. Abebe n’est plus rien qu’un personnage «utile», mis au service d’une cause prétentieuse. Rien, il n’y a rien pour l’Homme dans ce texte, aucune générosité, rien. Juste l’exhibition d’une nécessité personnelle. Juste le besoin de cacher sous de belles pensées la colonisation en marche page après page, pour faire de la victoire d’Abebe notre victoire et non la sienne. On y évoque bien le racisme de la foule, pour n’avoir sans doute pas à se reprocher le sien... Retenons tout de même que l'auteur s'est instruit à cette histoire et qu'il a découvert que les J.O. furent ceux de l’éclosion sur le devant de la scène des athlètes «noirs» -l’ancien monde olympique se clôt à Rome. A part cela, rien de palpitant, sinon, peut-être, ces derniers cinq kilomètres courus plus vite qu’un cinq mille mètres olympique ! Mais accompagnés de cette petite voix latine... Le roman en tombe des mains...

Sylvain Coher, Vaincre à Rome, Actes Sud, août 2019, 166 pages, 18,50 euros, ean : 9782330124984.

Partager cet article
Repost0